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Écrit depuis les contrées sauvages
du Québec de l’Amérique française

Oui, j’écris sur l’emprisonnement et la folie, la décrépitude, la pourriture et la mort. Oui, oui, vous savez, le genre de grosse cri(s)se de folie qui se roule les yeux dans une dernière bamboula avant de s’évanouir devant l’absurdité de nos vies minuscules. Oui, je sais, on a tous lu Godot, nos grand-parents ayant fièrement attendu sa version raccourcie, parce qu’ici, au Québec, l’on a espéré longtemps en « God » en sapristi. On a même entonné l’air de messe en toutes positions, donnant à la fois de soi en mode inhibé couché, droit debout ou encore reniflant à genoux, les reins courbés, la larme suppliant du coin de l’oeil pour la survivance de la marmaille et toujours plus de mangeaille. (Eh oui, c’est comme ça qu’ils nous arriver de « perler », nous autres, icitte, lorsqu’on s’emporte, qu’on grogne, qu’on gueule et qu’on se passionne encore).

Puis, après tout ce merdier qui fit agenouiller-debout-agenouiller grands-pères et grands-mères, vint le tour de nos parents qui, pour leur part, circulèrent en chiens enragés sur l’autoroute déchristianisée en one-way. Ainsi se fracassèrent-ils donc l’esprit sur le cadre de porte d’un entre-deux mythes, passant « d’une traite » du bécyk à pédales au moteur vrombissant sous toit décapotable. À peine remis des misères humaines de la modernité culturelle qui nous a ramassés en tire-bouchon vers les années soixante, et à partir desquelles l’on a poppé d’effervescence − et pour popper, l’on ne poppa pas rien qu’à moitié −, ne voilà-t-il pas que notre Beckett, si cher à nos intellectuels, priant et pétant avec aisance le français normatif, nous fit son grand « merde » d’adieu. Et cela, sans dernier salut théâtral, en prenant tout simplement à la manière Irish et bien rustre, son dernier petit congé. Alors, après nous avoir gratifiés d’un sourire grassement bilingue rougi par un last call consommé cul sec, il se raidit d’un coup les orteils pour aller se recourber l’estime dans un cercueil de six pieds de corps, planté-crevé de tout son long sous un sol grouillant de petits vers blancs. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu pour que toute sa ribambelle de fantômes en papier mâché ne nous déserte pas la culture ramanchée après tant d’efforts, à coups de Collège classique et de transfuges intercontinentaux.

 

Voilà donc pour mon petit succédané ludique de cours d’histoire outre-Atlantique. Si j’ai adopté un tel style pour vous aborder, c’est que je souhaite dénoncer une certaine attitude qui nous est désormais commune à tous. Celle du « nous savons déjà tout » formatée in media res, car « nous sommes revenus de tout quasiment en toutes circonstances, donc malins et pénards », et ce, sur le mode apathique ou encore celui de l’acide gastrique. Nous apparaissons alors au matin du monde, les yeux vitreux, rincés de leur bain rêveur de possibles par le spectacle diffusé en boucle de l’horreur soumise au cadran de La Grande Montre Internationale, qui sans cesse nous indique « qui quoi où quand comment » accordé au temps présent, toujours, partout, présent, et tout le temps. Exit, La Nausée. Nous habitons maintenant l’ère des brûlements d’estomac vécus discrètement, dont heureusement, certains d’entres-nous commencent à en avoir un le raz le-bol assez marqué.

Quant à ma petite part privée bien à moi, j’ai choisi de la léguer à la race des gueulards et des fauteurs de trouble, en même temps qu’à celle des fidèles croyants − je donne dans les contrastes. Ainsi en va-t-il donc de la filiation que suit le cours de mon sang, lorsque l’on me force à contempler le spectacle de l’innommable bestialité domestiquée. Car je suis une conne. Je me garde une petite réserve d’ouverture par laquelle j’espère me voir surprise par des vents contraires. J’aspire à l’impossible. Oui, j’ai encore des sueurs froides lorsque, parfois, le monde se pomponne pour venir se lamenter sous la muraille de ma pupille bien noire. Et, non, je n’ai pas à allumer la télé pour me mirer dans la ruine humaine via le spectacle de la monstration privée. Je n’ai qu’à faire le tour de mon quartier pour voir apparaître la misère portraiturée de sa plus sobre à sa plus criante déclinaison de tons cendrés.

 

Par peur de crever moi-même à la suite d’un plomb de merde qui m’est échoué sur la tête de par les voies impénétrables du ciel (shit happens), je me suis mise à me psychiatriser, à parler d’angoisse, de pertes fatales, de la mère, du père, de l’emprisonnement sous camisole de force ou encore au grand air. Lentement, je me suis exercée à transformer mon cynisme envers l’horreur du monde en insensibilité transitoire à l’égard du jugement de mes spectateurs. J’ai réalisé que j’étais moi-même un personnage. J’ai donc accepté de prendre sur moi plusieurs masques, parfois par plaisir, parfois dans le pur dégoût de l’image que je voyais s’y refléter dans vos regards. Je suis devenue l’incorporation de souffrances multiples, d’origines personnelles ou encore indigènes. Mais d’un côté comme de l’autre, je me suis retrouvée à devoir affronter le reflet de la mort. Celle que m’ont implantée le retour pluriel de vos cristallins en plein visage. J’ai bien tenté de prendre la voie de sortie à quelques reprises. Mais ne se fuit pas qui veut. Depuis deux ou trois ans, j’ai acquis le tempérament d’une bombe artisanale. Et je m’enflamme facilement, que voulez-vous… (?)

D’ailleurs, comme on me l’a dit un jour, il faut bien continuer de parler de « ces choses-là » si l’on souhaite encore avancer autrement qu’à reculons, ou version circulaire surplace à la sauce fashionista. Bon, d’accord, j’admets que l’on m’a fait part de cela avec beaucoup plus de sagesse, en se limitant à circonscrire la portée aberrante d’une telle ambition à l’usage du syntagme « ces choses-là ». Or, je ne possède manifestement ni le calme ni l’esprit réfléchi de la narratrice en sous-texte qui avait, un temps, osé sortir de son rôle de Maître pour me communiquer ce fait d’une importance capitale. Bien sûr, je n’ai jamais eu la naïveté de croire que j’étais libre, encore moins libre de mon petit moi. Mais je m’efforce d’y tendre, comme une bêche fonce à rebrousse-poil dans une terre bourrée de pierres.

 

Si je m’acharne encore à faire, aujourd’hui, ce qui témoigne de par lui-même, étalé et éventré gisant ci-bas, avec autant de force de caractère et de passion; et ce, malgré mes moments de découragement outranciers, mes crises artistiques en tous genres, avec arrachage de cheveux ou pas, c’est que j’ai eu des professeurs, comme C., qui croyaient encore en ce qu’ils faisaient. À travers marées montantes et vents contraires, C. continuait. Malgré le passage du temps, les grandes défaites européennes et internationales du siècle, ou encore celles de notre petite Révolution tranquille du Québec, C. persistait. Je voyais dressée devant moi, une volonté de chair qui n’appartenait pas encore tout à fait à ceux qui, ayant tout vu, étaient revenus de tout. Il m’était donc permis d’espérer.

En ces temps d’apprentissage, j’ai été une emmerdeuse de première classe, et je continuerai à jouer ce rôle aussi longtemps que je le jugerai nécessaire. S’il vous arrive d’être incapables de me reconnaître, de vous accrocher la langue entre les syllabes de mes noms, entre récits fictionnels et petites histoires semi-personnelles, vous n’aurez qu’à abréger toute forme de politesse et à vous adresser à moi en style direct : appelez-moi « l’Emmerdeuse ». Cela aura au moins la vertu de me rappeler d’où je viens.

 

Je suis issue des tranchées d’une guerre à la mémoire handicapée de naissance. Et le plus aberrant dans cette histoire de postures et d’impostures, c’est qu’il m’arrive de me prendre pour la tranchée elle-même. Car si je perds parfois le cap, je m’entête à garder les deux pieds dans la brèche, journée de merde ou pas. C’est à partir de ce point de vue panoramique sur nos ravages quotidiens depuis lequel je vous parle, et à partir duquel, très souvent, je vous écris. C’est aussi à partir de là que je vous emmerde, avec toute cette histoire de Cadran International, de mises en scène de l’horreur, et surtout, de ce foutu cynisme qui nous crée à tous d’inutiles ulcères.

À travers cet acte de foi un peu minable, je vous enjoins donc malgré tout à troquer cette posture pouilleuse du « revenant revenu de tout » pour un scepticisme de circonstance, entrecoupé de quelques moments d’espoir en ce que nous sommes encore. Des hommes. Ni plus, ni moins. Cette posture a l’avantage de nous rendre possible l’avancée d’un pied devant l’autre sans pourtant nous noyer dans l’eau du bain. À grandes gorgées de crasse.

 

Car je ne suis ni un bocal en plastique ni un poisson rouge.

Et si parfois, je « pète ma coche », c’est que j’ai encore la prétention d’aspirer à autre chose qu’à seulement recracher des versions édulcorées d’un monde apparenté au manque généralisé de sens. Et d’élévation.

Et oui Nietzsche, Dieu Dead and Décrépit, je sais tout ça aussi bien que vous. Je n’ai jamais pris mes lecteurs pour des cons, des épais, des langues mortes ou des flancs mous

Mais, crisse, si vous pouviez arrêter de ramer de côté

Pis sauter du bocal (une, deux, trois fois) − d’un temps à l’autre

Maudit que ça ferait du bien

 

Marie-Pier Daveluy, écrivant cette fois pour La Tranchée

« Les cimetières ne sont peut-être plus appropriés de nos jours. L’incinération, la disparition de la matière dans la crémation ou le virtuel de l’écran nous demande d’inventer de nouveaux rituels d’amitié et de deuil […] »

− [   ],« Il n’y a pas de BlackBerry au paradis », L’Éternité en accéléré