sepia-au pas de la porte de l'enfer, by Anh Mat

Au pas de la porte de l’enfer, je quitte l’apatride.

Il me salue brièvement de la main s’épargnant ainsi un baiser qui n’a plus lieu d’être entre nous. Et puis les mains dans le dos, sa silhouette disparaît au loin dans la marée humaine de ce jour gris.

L’apatride faiblit. Sa pensée se gâte. Son souffle est de plus en plus court. Sa tête de plus en plus basse. Et son regard se perd dans l’angoisse renouvelée de chaque seconde lui passant sur le corps et le visage.

Chacune de nos rencontres le rapproche d’une effrayante sénilité. Et lui déjà prêt à se suicider si écœuré à l’idée de finir infirme et baveux sur un fauteuil me confiait il y a peu ceci   :

«   La mort   ? J’ai hâte…   »

Aujourd’hui, nous ne nous sommes rien dit. De toute façon, l’apatride ne sait même plus s’exprimer. Il a comme perdu le chemin de la parole dans le langage. Les langues qui autrefois l’ont habité désormais se mélangent formant ainsi un dialecte insaisissable et incompris de tous. Alors il se tait. Longtemps. De longues heures. Des années. À force son haleine est devenue abominable, sèche, empuantie d’une vague odeur de cadavre. Probablement celui des mots morts du ressentiment de n’avoir pas su les adresser.

L’apatride n’a plus l’habitude de se retrouver comme ça au beau milieu du monde, incessamment mis en demeure de parler. À croire qu’il ne sait même plus dire bonjour. Le moindre mot à formuler à quelqu’un lui est devenu une étape si douloureuse. Il lui est impossible de prononcer un mot sans par avance le préméditer d’une angoisse insurmontable.

Depuis le temps, l’isolement l’a certainement abîmé. Peu trouvent encore la patience de le côtoyer. Moi-même je sais qu’un jour, j’aurai à renoncer à nos rencontres, et ce sans aucun regret..

Sans aucun regret, c’est donc écrit. Pour la première fois, une phrase de nécessité première, vitale, sans laquelle je ne pourrai continuer à vivre.

Personne ne comprendra ce que j’écris ici. Personne ne peut imaginer l’impudeur que je ressens devant ces phrases parlant de lui. Personne, jamais personne ne connaîtra son identité.

L’apatride n’est qu’un personnage…

C’est mieux ainsi.

Texte et photo : Anh Mat
Reprise de 26 mai 2014