Alger - parc de Galland

Elles étaient cinq ou sept soeurs, les sources divergent.

La nôtre, celle dont on parle, Marie, était née en 1870, une légende veut que ce soit sous une tente, mais ce qui est certain c’est que c’était à Boufarik.

Elles étaient, ces soeurs, célèbres pour leur force de caractère, leur franc-parler, parfois brutal, et c’est ainsi qu’à l’enterrement du numéro précédent, les plus jeunes se sont retournées vers Marie : «à ton tour maintenant», ce qu’elle s’est appliquée à démentir, et souffreteuse vaguement, et le montrant, elle n’a manqué que de fort peu – et sa famille s’est sentie frustrée, volée de ce mini exploit – le centenaire.

Elle avait attendu, pas plus laide que ses soeurs – aucune ne l’était d’ailleurs, ni totalement banale, ni bien entendu reine de beauté – jusqu’à trente ans, l’aube du renoncement, pour qu’un homme la demande en mariage, demande acceptée par ses parents avec un soulagement tu, un empressement dissimulé…

Elle avait beau front têtu, sourire discret, yeux intelligents avec réserve, silence habituel, volonté tranquille. Elle fut compagne, régnant silencieusement sur son intérieur, sur le grand appartement donnant sur le parc de Galland, partageant l’organisation des jours dans la maison de plage.

Elle eut trois fils, fierté du père, en bon méditerranéen, et elle les aima.

Elle vieillit, elle passa des robes claires, découvrant la cheville, bouffant dans le vent, comme elle en porte sur les petits films Pathé Baby des années 30, à côté de Claire l’ainée de ses brus, drue et ronde, calme et gracieuse, un pas en retrait, veillant sur les enfants qui jouent avec l’aïeule, aux souples crêpes sombres, à petites fleurs, de la vieillesse, quand le principal de sa coquetterie portait sur ses rubans de cou, enserrant ses fanons, brodés de jais, de paillettes d’argent mat, de soies vert sombre, indigo, violette, retirée alors dans la grande chambre au bout du couloir, ouvrant, après les pièces de réception sur le parc, le jeune-ménage devenu vieux à son tour, gardant les pièces sur la rue qui leur avaient été attribuées lors de leur mariage, mais son fils aîné occupant maintenant la place principale au bout de la table, et Claire recevant ses amies, ceux de ses enfants, la famille, dans le salon dont elle avait peu à peu déplacé les meubles, et remplacé les bibelots.

Car il y avait Claire, qui avait passé toute sa vie d’épouse dans cet appartement partagé, se faisant place en silence, et nul ne sut jamais ce qu’elle pouvait avoir ressenti de frustration, ce qui était sincère dans la parfaite entente entre les deux femmes, Claire qui parlait doucement, riait, embrassait ses enfants, accueillait ses jeunes neveux et nièces qui se blottissaient dans ses rondeurs, Claire qui n’affirmait jamais sa personnalité mais que personne, l’ayant rencontrée, n’oubliait.

Claire qui se chargea de tous les soins, toutes les petites infirmités de sa belle-mère, parce que ne pouvait faire autrement – et ses jeunes belles-soeurs l’en louaient, se navrant, avec une sincérité que nous ne saurions évaluer, de ne pouvoir l’assister – et qui n’eut ensuite que quelques années pour être matriarche, se pliant alors aux désirs de sa descendance, avec une grâce parfois bougonne.

Texte : Brigitte Celerier