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Pieds

Ça m’est venu comme ça, assise au bord du lit, en me coupant les ongles des doigts de pied. Ces ongles hideux et jaunes, de la corne aux petits orteils. Je n’avais jamais perçu l’utilité ni la beauté des ongles des doigts de pieds vernis. Avant je trouvais ça vulgaire, d’autant plus que ça attirait l’attention sur une partie du corps pas vraiment séduisante en général.

Maintenant je comprenais les femmes qui le faisaient. Pour cacher la décrépitude de leur corps nichée dans ces ongles qui n’avaient plus rien d’humain. Ces ongles qui montraient leur vraie nature : animale et sans grâce. Comme ce que j’étais devenue à quarante ans à peine.

Avant de partir,  Éric m’avait jetée à la face: « De toute façon, tu n’aimes personne et tu n’aimeras jamais personne. Pas même toi ! »

Peu de pieds trouvaient grâce à mes yeux. Sauf les pieds de bébés ou les petits pieds de certaines femmes. Ceux de Clémence par exemple ou les petits pieds potelés de Chloé. Mais les miens, grands larges, râpeux, secs et déformés par les oignons, pleins de callosités de corne, douloureux… quelle horreur ! Ce pouce qui rentrait à l’intérieur et refusait d’être tiré vers l’extérieur… J’en avais presque pitié de ces grands appendices inutiles. Comme je les avais négligés, les pauvres.

Pourtant jamais je n’avais eu la cruauté de les enfermer dans des chaussures étroites et inconfortables, ces sarcophages aussi luxueux qu’inutiles. Les miens, nus la plupart du temps, s’étaient frottés aux rochers des plages de mon enfance. Ils avaient ensuite épousé la soie des chaussons des demi-pointes.

L’apprentissage des pointes avait été une vraie trahison de ma part, comme mon prof de danse classique l’avait été pour moi. Heureusement, pour eux comme pour moi, ce calvaire avait duré deux années tout au plus. Jamais plus je n’avais chaussé ces instruments contre nature ni les talons aiguilles qui sont pour certains le symbole de la féminité, dans l’éternelle équation : femme= esclave X souffrance= sa nourriture.

J’avais découvert la danse moderne et ils avaient retrouvé leur nudité et leur liberté. Eux qui m’avaient portée et fait danser si longtemps. Même alors, je ne les soignais pas et ne m’en occupais pas. Au contraire, il fallait que la plante du pied durcisse jusqu’à former une véritable semelle de corne souple.

Maman allait régulièrement chez la pédicure. Elle m’y avait emmené une fois alors que j’étais encore petite. La pédicure avait grommelé : « Hmm, encore des pieds de danseuse, je n’ai jamais vu des pieds aussi laids que ceux des danseuses ! ». Et ça m’avait rempli de joie et de fierté. Dans la rue, on devait voir que nous étions danseuses, dans notre démarche, notre port de tête, nous avait dit un jour un professeur.

Pendant des années, je me suis appliquée à cultiver les apparences, à soigner ma démarche et mon port de tête. J’étais une danseuse médiocre. Et stupide. Car je ne m’en rendais pas compte.

Je regarde de nouveau mes pieds. Les ongles coupés, ils ont un aspect beaucoup plus acceptable. Je décide de les choyer chaque jour. Flex-pointe-flex-pointe, quelques cercles autour de la cheville, repos. J’attrape un tube de crème hydratante pour les mains et commence à en enduire le pied gauche. Les deux pouces de la main pressent fermement la plante en partant du talon jusqu’aux orteils, qu’elle étire en éventail. Je fais tourner délicatement chaque orteil tout en le tirant vers le haut comme pour le faire grandir.

Enfin, j’entrelace les doigts de la main droite aux homologues du pied gauche. Pas facile, surtout entre le troisième orteil et le quatrième- ce qui correspond respectivement au majeur et à l’annulaire – quelle injustice quand même, les doigts des pieds n’ont droit qu’à un numéro-  où l’espace est très réduit. Ils font la grimace mais tiennent bon. Même opération pour le pied droit. Mes pieds ont de nouveau visage humain. Ils sont presque beaux.

Depuis, j’ai ritualisé ces gestes. Chaque matin, je leur consacre une demi-heure en les  massant  et en leur parlant comme à des plantes. J’essaie de compenser la négligence des années passées et le mal que je leur ai fait. Petit à petit, je les regarde avec tendresse, amitié, amour même. Je leur offre parfois une matinée à la mer, ils en reviennent tout lisses, gommés par le sable, iodés, rajeunis et les joues roses.

Je voue un culte à mes pieds. Je les comble de caresses et leur prodigue les soins que les femmes réservent habituellement à leur visage, à leur silhouette ou à leurs mains. Au fur et à mesure que mes pieds retrouvent le sourire, je retrouve un peu le respect pour moi-même. J’ai étendu mes massages et mes soins aux autres parties du corps et sans leur consacrer autant de temps et d’attention qu’à mes pieds, je prétends qu’elles leur font honneur. Bref, plus j’aime mes pieds, plus ils m’aiment et plus je m’aime.

Hier, au snack, j’ai souri à un homme qui me demandait le sel et le poivre. Et le soir je l’ai revu alors que nous étions coincés au même niveau dans un embouteillage. Il m’a demandé si la salade était bonne et en le reconnaissant, je lui ai demandé si son entrecôte était à point.

–       Au fait, où dînez-vous ce soir ?
–       …
–       Non, je vous demande ça parce que si on doit se rencontrer au restaurant par hasard, autant y aller ensemble et se donner rendez-vous maintenant, m’a-t-il dit  dans un sourire…

À ce moment-là, quelque chose de curieux s’est produit : la file devant moi s’est mise à avancer et mon pied droit a rageusement appuyé sur la pédale d’accélération. Je souris en évoquant l’idée d’une crise de jalousie. Puis l’homme est arrivé à mon niveau :

–       Alors qu’en dites-vous ? Où habitez-vous ?
–       Je ne sais pas, vraiment, …
–       Allez, laissez-vous tenter, quelqu’un vous attend, ce soir ?

D’habitude, je m’en sors en inventant une histoire de mari, ou de famille nombreuse… Mais de nouveau le pied droit, sans que ma volonté n’intervienne, enfonce brutalement l’accélérateur. Mon pied me fait une crise de jalousie, ma parole! La circulation est plus fluide,  je rentre sans encombre et sans revoir mon prétendant.

Après une douche, je prends mon pied dans les mains et le masse avec une crème à la tubéreuse dénichée chez « Foot and rise », la nouvelle boutique à la mode, celle qui redonne le sourire à vos pieds”. Ils se mettent à rougir de plaisir sous la pression de mes mains. Le droit surtout. Et même, oui, je n’ai pas la berlue, il me sourit béatement. Je le lâche brutalement. Il retombe contre le coin de la commode. Je pousse un hurlement et sous l’effet de la douleur, je l’agonis d’injures et de noms d’oiseaux (en temps normal, je m’en serai pris à la commode).

Je m’assieds sur le bord du lit et me mets à le pétrir. La douleur s’estompe. Mon pied sourit.

Ma vie est devenue un  enfer. Mes pieds me tyrannisent. Aucune chaussure n’est à leur goût: dès que j’en achète une paire un peu plus féminine, ils me font des cors.  Pire, je ne peux garder aucun amant, ils sont si possessifs qu’ils  ne supportent pas qu’une autre partie de mon corps soit l’objet de l’attention de mes partenaires. Ils se vengent en dégageant une odeur des plus calamiteuses, les faisant s’enfuir à la première occasion. Je fais des randonnées de plus en plus longues pour leur apprendre qui est le maître mais c’est moi qui souffre le plus. Je suis devenue leur esclave. Ils sollicitent de plus en plus de soins et de temps.

Un jour, je découvre dans la rubrique « rencontres » du  journal cette annonce : « Monsieur respectable aimant prendre son pied avec les pieds de ses partenaires, cherche femme, âge, condition et physique indifférents, pour relation coquine. Non sérieux s’abstenir. » Ce non sérieux s’abstenir me convainc.

Depuis, mon fétichiste, mes pieds et moi nous prenons notre pied et filons chaque nuit la métaphore et le parfait amour.

Texte : Christine Zottele