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Conjuguer sa vie, ce n’est pas que l’histoire de Mo, son « être et avoir »: d’autres verbes se sont invités au bal ou dans le carnet de Mo.
Vermillonner

Vén. Se dit du blaireau qui fouille la terre.

C’est un soir de bal dans un village du sud de la France. Quatorze juillet, le feu d’artifice a été annulé et le mistral n’est pas tombé. Elle a mis sa robe rouge vermillon, celle qu’il lui a achetée et qui lui va si bien. Elle est cintrée à la taille puis s’évase et se déploie comme les pétales d’un coquelicot: lorsqu’elle danse, se gonfle de plaisir.

Elle danse donc.

Seule, mais se sachant regardée. Elle tourne, elle vermillonne -est-ce que ça se dit? – renverse sa tête vers les étoiles, éclate de rire. Elle a un peu bu, juste ce qu’il faut pour jeter les inhibitions par-dessus le jupon. Elle suit son corps, l’écoute en même temps que la musique la pénètre par tous les pores. C’est juste une histoire entre la musique et elle.

On joue un morceau qu’elle adore, une vieille chanson des Rita Mitsouko, « Marcia Baïla » et c’est maintenant le passage qu’elle préfère, celui où Catherine Ringer ne chante plus, l’orgue l’emporte sur ses arpèges, la soulève littéralement du sol, la soustrait  à elle-même. Elle s’oublie et la musique tourbillonne, encore et encore, elle n’a pas envie que ça s’arrête, elle a envie que ça dure tout le temps, elle tourne sur elle-même, encore et encore, ivre de vent et de musique…

Elle tombe en riant dans les bras de Pierre qui lui crie qu’elle est folle, qu’elle se donne en spectacle, que tout le monde la regarde… Il a raison Pierre, tout le monde la regarde parce qu’elle est belle, mais elle s’en fiche pas mal. Elle rayonne et saisit la main de Pierre, lui dit : « Allez, décoince-toi pour une fois, danse ». Il l’attire à elle violemment et essaie de l’entraîner en dehors de la piste de danse. Elle s’échappe en criant que le morceau n’est pas fini, qu’elle est libre.

Il abandonne, va commander une bière. Beaucoup de monde. Il doit jouer des coudes pour se frayer un passage jusqu’à la buvette. Il se retourne de temps en temps pour la voir. Malgré sa colère, il la trouve belle. Vraiment belle quand elle danse. Sa colère vient de ce qu’il n’est pas le seul à en profiter. Il gâche tout. Il le sait. Il faudrait qu’il puisse lui dire qu’elle est belle, que le rouge et la danse lui vont bien, qu’il l’aime.

Il réussit à passer sa commande, à régler sa consommation et se dirige vers une table qui vient miraculeusement de se libérer. C’est un peu à l’écart de la foule et c’est plus calme. On entend encore la musique mais on peut parler sans s’égosiller. Il s’est calmé d’ailleurs. Tout en sirotant sa bière, il parle à Eugène qui l’a rejoint. « Six jours de mistral, déjà, ça commence à taper sur le système, non ?

–       Oui, et ce n’est pas fini. On est reparti pour trois jours. Sans compter la sécheresse. Une vingtaine de débuts de feux, aujourd’hui.
–       C’était pas un de tes potes, le pilote qui s’est crashé hier sur Trets ?
–       Si, et je peux te dire qu’on voit plutôt rouge en ce moment…

Le mot rouge fait lever Pierre d’un bond. Il cherche sa silhouette rouge sur la piste, mais ne la trouve pas. Il fend la masse ondoyante des danseurs. C’est un slow collant et sirupeux, tout comme la sueur sur son corps. Il pressent un danger, mais imprégné de son orgueil de mâle, c’est un danger pour lui qu’il appréhende. Il aperçoit une robe rouge enlacée à un jean surmonté d’un T.shirt blanc.

Ce n’est qu’en s’approchant du couple qu’il se rend compte de son erreur. La femme a au moins dix ans de plus que Laura. Il arpente la piste dans tous les sens, retourne au bar, puis élargit ses recherches jusqu’aux fourrés ombragés qui bordent la place de la mairie. Il panique. Il avise Eugène, lui explique tant bien que mal que sa fiancée a disparu. « Calme-toi, elle n’est sûrement pas loin. » lui dit Eugène. « Elle n’a pas de portable ?

–       Mais quel con, bien sûr que si… Attends » fait Pierre, en se reprenant deux trois fois avant de composer correctement le numéro. « Personne »
–       Avec tout ce raffut, elle n’entend peut-être pas la sonnerie…
–       Ouais, à moins qu’elle ne veuille pas entendre…
–       Vous vous êtes disputés ?
–       Mais non, à peine. Je me suis montré un peu jaloux, enfin dans le rôle de macho, on ne fait pas mieux, tu vois… »

Eugène est resté une bonne partie de la nuit avec Pierre. Jusqu’à la voiture de Pierre, puis chez le couple, puis chez les parents de Laura. En vain. Laura restait introuvable. À l’aube, Eugène a suggéré d’appeler la police puis a renoncé devant les yeux épouvantés du jeune homme. Il n’avait envisagé qu’une infidélité pas une mauvaise rencontre.

Ce n’est que le lendemain, qu’il prévint les gendarmes, et le surlendemain que ceux-ci l’avertirent de la macabre découverte. L’un d’entre eux lui demanda :

–       Elle portait bien une robe rouge vif ?
–       Oui, répondit Pierre d’une voix blanche.
–       Veuillez nous suivre, s’il vous plaît, on ne vous demandera pas d’identifier le corps, juste la robe… »
–       Il n’avait pas reconnu le bout de tissu rouge encore poisseux du sang du crime. Un coquelicot chiffonné, c’était juste ce que c’était. Devant les gendarmes légèrement agacés, il ne cessait de dire : « Elle faisait rien de mal, elle faisait que danser. » Ensuite, le brouillard. Ce serait toujours le brouillard. On avait épargné Pierre pour l’identification  du corps dévolue aux parents, et il  la reverrait toujours en train de vermillonner dans sa belle robe…

– C’est horrible ton histoire, c’est tout ce que t’inspire ce verbe, vermillonner ? Un verbe si gai, aussi chaud qu’un bonheur.

Texte : Christine Zottele
Photo : Corinne Leroux (la photo est agrandissable par cliquer dessus)