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Au sortir de l’église où Jordi venait d’admirer une statut de la Vierge dont les traits s’étaient ancrés dans sa mémoire, il avait projeté de ne pas retourner immédiatement dans la maison de Guilhabert mais de déambuler dans les rues du village. Il avait compris qu’une cérémonie devait avoir lieu, concernant l’admission parmi les parfaits cathares de la femme de Guilhabert et de leur fille aînée. Il préférait ne pas y assister. Ces affaires-là n’étaient pas les siennes. En outre, il s’était produit la veille un incident qui avait ôté le sommeil à Jordi et pendant une partie de la nuit, il n’avait cessé de penser au vol dont Guiraud avait été victime.
La veille donc, lorsque le cathare et lui, rentrant au logis, s’étaient engagés dans un passage étroit, Jordi, qui fermait la marche, fut sauvagement bousculé et reçut un coup violent dans le dos qui le projeta à terre. Guiraud n’avait pas eu le temps de réagir. Il était à son tour plaqué au sol tandis que son assaillant s’emparait de son sac.
Etourdis par la rapidité de l’agression, incapables du moindre mouvement, hébétés, Jordi et Guiraud ne distinguèrent qu’une ombre s’effaçant pour disparaître dans la nuit. Meurtri par le coup qu’il avait reçu, le jeune homme éprouva des difficultés pour se relever. Il tenait sa tête entre ses mains et son dos le faisait horriblement souffrir. Mais il parvint à secourir Guiraud qui, lui aussi, éprouva les pires difficultés à se remettre sur pied.
Aucun des deux ne disait mot. Ils se regardèrent, époussetèrent leurs vêtements couverts de poussière. Que pouvaient-ils entreprendre ? Sans se consulter, il leur était apparu inutile de courir derrière le larron qui les avait dépouillés. Par bonheur, Jordi avait pu sauver son sac que, dans sa chute, son corps avait protégé. Guiraud n’avait pas eu cette chance.
– Le livre…, maugréa le cathare.
Le livre. Celui avec lequel il avait donné au mourant sa bénédiction ultime. Celui qui, en toute circonstance, devait porter la Parole devant le monde. Son unique attribut de prélat. L’hérétique posa sa main sur l’épaule de son jeune ami.
– Allons chez notre hôte, nous ne pouvons plus rien maintenant, trancha-t-il.
– Mais le livre ? s’inquiéta Jordi.
– Il ne reviendra pas ! s’exclama Guiraud. Il est perdu…
– Mais qu’en fera ce garçon qui vous l’a dérobé et qui ne sait probablement pas lire ?
– Il le vendra.
– Trouvera-t-il seulement un acquéreur dans ces contrées perdues ?
– Les livres sont rares, Jordi, reprit Guiraud. Et la rareté a un prix.
– Comment direz-vous vos prières et conduirez-vous vos cérémonies, sans le livre ? s’inquiéta Jordi.
– Tout cela est sans importance, répondit Guiraud en le regardant droit dans les yeux. Les véritables paroles sont dans les cœurs.
Jordi était demeuré coi. Il avait bu ces mots comme un breuvage de sagesse. Les mots dans le cœur. Néanmoins, il ne désespérait pas de remettre la main sur le larron et son butin. Marchant en direction de la place où logeaient Guilhabert et sa famille, bifurquant sur sa gauche pour emprunter une rue qui devait le conduire vers l’extérieur du bourg, il crut apercevoir une ombre se dirigeant vers lui. Il se cacha aussitôt dans l’encoignure d’une large porte et vit surgir à sa hauteur son agresseur de la veille. Sans réfléchir aux conséquences possibles de son geste, il se jeta sur lui. L’individu se débattit et Jordi ne dut qu’à son habileté d’esquiver le coup de poignard que son adversaire tenta de lui asséner. Dans l’altercation, le brigand réussit à se dégager mais laissa choir le sac dérobé à Guiraud.
Jordi ne demandait que cela : récupérer le bien de son compagnon. Il ne chercha pas à poursuivre le voleur qui courait bien plus vite que lui et s’évanouit dans les venelles.
Le jeune homme s’empara de la besace mais constata avec dépit que le livre n’y était plus.
– Tu as pris un risque inutile et fou ! lui reprocha Guiraud qui venait de le retrouver.
Comment avait-il pu assister à la scène qui s’était déroulée quelques instants plus tôt dans une rue que l’on ne pouvait pas distinguer de l’endroit où ils se trouvaient maintenant ?
– J’ai vu courir le larron dans la direction de la forêt…, reprit Guiraud pour répondre à la question que Jordi n’avait pas encore formulée. Il aurait pu te tuer d’un coup de dague.
– Je n’ai pas réfléchi.
– C’est bien ce que je te reproche.
– Je voulais retrouver votre livre.
– Je t’en remercie. Ce geste me touche. Mais tu as mieux à faire, à ton âge, que de mourir au creux de ces montagnes pour un morceau de parchemin…, le réprimanda Guiraud sèchement.
Le cathare s’interrompit. Jordi n’avait rien à dire. Il n’y avait d’ailleurs rien à dire après pareille sentence. Le livre était perdu et cette seule idée l’emplissait de ressentiment. Guiraud le comprit.
– Qu’est-ce qu’un livre ?, questionna-t-il à l’adresse de son jeune ami sans lui donner l’opportunité de répondre. Qu’est-ce qu’un livre au regard des malheurs du monde ? Même le nôtre, soi-disant si précieux, n’a pas arrêté les massacres et les tortures dont nos frères ont tant souffert…
Le cathare accompagna son propos d’un geste de dépit. Il détourna son regard. Jordi saisit le scintillement d’une larme sur son visage dans le soleil du soir.
Texte et image : Serge Bonnery
grande question Giraud, surtout quand avons perdu capacité de retenir tout son contenu en nous