Échouer ailleurs

La mer est lourde, violente, sourde à toute pitié.

J’ai beau crier elle ne veut rien entendre. Sans égard, elle continue d’engloutir mon pauvre corps s’enfonçant comme un morceau de marbre jeté par dessus bord.

Au lieu d’user mes forces pour un cri destiné à ne pas être entendu, je les ai toutes réunies, dans une dernière rage, tentant à coup de brasse affolée de remonter vers le ciel que je devinais au loin, à la surface. Chaque seconde m’enfonçait un peu plus. La fatigue de temps à autre prenait le pas sur l’instinct de survie qu’il me restait mais la peur revenait aussitôt me réveiller en sursaut m’ordonnant de continuer à me battre pour une dernière bouffée d’air.

Je suppliais le sort de me venir en aide. Alors que j’avais déjà perdu connaissance, je fus propulsé par le flux d’un courant glacé hors de l’eau, dans l’air, dans le vide. Je laissais là un trou dans la mer, un trou sur le ciel, avant de retomber, inerte, comme un vulgaire bout de bois sur une plage déserte.

Où ai-je donc échoué ?

La nuit est grise. La lumière lunaire. Ici, il fait froid, il fait blanc.

Mes mots viennent de loin, de là où il fait noir. Ils ont fait un long voyage pour venir, traversé une mer, voyez vous-même, ils sont pleins de peur et de sable.

Que s’est-il donc passé ?

Oui, ça y est, ça me revient. Une immense vague a tout à coup déferlé sur moi alors que j’écrivais calmement, raflant les hurlements, les appels au secours, ces courtes phrases absurdes que l’on formule devant l’évidence désespéré d’y rester. La vague en un seul souffle a tout rasé ne laissant rien derrière elle, à peine quelques mots infirmes mutilés de trois lettres, tout l’alphabet ravagé, sinistré, défiguré, déchiré, débris d’une parole désormais perdue dans le néant.

Ainsi, je restais muet devant les corps de cette langue morte avec la certitude de n’être plus jamais entendu.

J’ai d’abord été terrifié à l’idée d’être le seul survivant. J’essayais de nier l’existence de cette absolue solitude en nommant le cadavre de chaque absent revenu avec le courant. Puis dans le silence, j’ai cherché la nature de mon affinité avec la nuit en attendant de disparaître à l’aube avec elle. Mais j’avais l’étrange sentiment que le jour ne se lèverait plus, que j’étais condamné à perpétuité à errer dans les ruines d’une histoire disparue.

Ma montre est arrêtée. Le temps est mort. Vague souvenir figé d’une heure ne passant plus, suspendue à la longue aiguille, trotteuse fauchée en plein vol d’une minute à jamais inachevée.

Il fut un jour quelque part 3 heures 43 minutes et 7 secondes.

Il est peut-être temps de reprendre la mer. Avant de repartir, d’aller échouer ailleurs, nulle part si possible, j’ai tenu à tracer avec un bout de bois sur le sable, une phrase destinée à personne. Des mots sans adresse, sans absence où se poser, qui aussitôt tracés disparaissent sous l’écume des vagues venues se casser sur le rivage.

Jamais je ne relierai cette longue phrase. Jamais je ne garderai en mémoire ce qu’elle cherchait à formuler.

En partant, j’ai remarqué que mon ombre avait cessé de me suivre. Elle restait là, immobile sur le sable, tâche obscure d’une conscience abandonnant sa pensée. Je me suis arrêté un instant pour la regarder, revers de la lumière de l’homme dont j’ignorais jusque-là la silhouette, le reflet.

J’écris : le radeau d’un regard médusé.

Texte et photo : Anh Mat
Ce texte a été publié à l’origine dans le cadre des vases communicants sur le site Tentatives ( christinejeanney.netde Christine Jeanney. Vous pouvez également lire son vase ici (http://lesnuitsechouees.blogspot.com/2013/06/vase-communicant-avec-christine-jeanney.html)