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Pour mon travail, j’ai souvent volé en hélicoptère de toutes sortes. Mon premier vol, en Colombie, était dans un Bell 47, une petite libellule. Plus tard, dans d’autres pays, j’ai volé des centaines de kilomètres au-dessus de la mer, en des Sikorskis et Pumas d’Aérospatiale. Une fois dans un Chinook, une grande banane à double rotor/moteur, ce que je trouvais un peu inquiétant. Les vols en libellule j’ai aimé le plus.
1964. Une grève industrielle sans fin. Les mois se suivent et ne se ressemblent pas. Sabotage surprise de nos lignes d’approvisionnement en énergie à travers la jungle, utilisant des boleadoras improvisées, un peu comme ils sont d’usage chez les gauchos d’Argentine. Les saboteurs, formellement désavoués par le Sindicato, se déplacent rapidement de place en place. Nous patrouillons donc des kilomètres en hélicoptère à travers la forêt, tout en gardant contact avec les patrouilles de l’armée poursuivant les saboteurs à terre.
Nous avons démonté les petites portes vitrées et les laissées sur terre. Me penchant dehors, pendu dans les ceinturons, je regarde verticalement au-dessous nous, walkie-talkie à la main, pour transmettre des informations. Sensation étrange d’être accroché dans le ciel comme un rapace.
À une autre occasion, après le décollage depuis le plateau de Bucaramanga, nous traversons une chaîne de montagnes avec peu de mètres de marge (les pilotes d’hélicoptère adorent ça), puis soudainement : 1500 mètres de vide entre moi et la terre ferme, que je ne peux d’ailleurs pas voir partout à cause d’une couche de brume du matin près du sol.
Imaginez-vous : vous êtes assis, coudes sur les genoux, regardant vers le bas à travers une vitre en forme de bulle, les arbres et les rochers défilent doucement sous vos pieds de tout près et ensuite, oups … le vide. Réaction stupide : vous attrapez quelque chose de ferme, alors que vous retenez votre respiration et fermez les yeux. Pas pour très longtemps car, comme le bourreau disait au condamné d’un ton rassurant : “On s’habitue à tout, fiston, même à être pendu.’
Un jour en 1964, le Bell 47 m’emmène vers un avant-poste, 30 kilomètres en aval de la rivière Magdalena. Avec mon sac et mes instruments, le pilote et moi rentrons juste dans la bulle. Les petites portes sont fermées cette fois, avec de simples sangles en cuir. Comme nous suivons une trajectoire droite, écumant les marais le long de la rivière, Toni guette partout pour des vols de canards : el Pato Real, le Canard Royal.
Toni est notre pilote italo-américain, polo bleu profond, bout de cigare au coin de la bouche, casquette de base-ball rouge, Ray-Ban. Un gars cool. Il sourit et me dit par l’intercom que, quand il a du temps à perdre, il pourchasse les vols de Pato Real jusqu’à ce que certains d’eux tombent d’épuisement ou crise cardiaque sur une portion de sol sec. Il atterrit alors pour les attraper et leur tordre le cou si toutefois c’est encore nécessaire. “Gentil gars”, je pense, “de Sicile ?”.
Un petit peu plus tard, il me fait la surprise de ma vie. Nous volons au-dessus de la forêt tropicale. Un champ de brocoli à perte de vue. Il me montre alors du doigt une fine colonne de fumée au loin. “Allons écouter Puccini”, dit-il.
Nous atterrissons à la verticale dans une petite clairière, moteur rugissant, rotor battant, juste à côté d’une maison en bois. Un couple d’âges murs en sort pour nous accueillir et nous offre un cafecito. Que diable font ces gens ici, au milieu de nulle part ? Je comprends qu’ils ont un très grand potager et un speed boat flambant neuf qui les amène à la Magdalena via un ruisseau étroit.
Puis, dans un coin de la pièce, je vois une grande armoire en châtaigner. L’homme ouvre ses portes et je regarde alors dans la bouche énorme d’un phonographe. Victrola. His Master’s Voice sans petit chien blanc. Ensuite, il ouvre le couvercle, y place un grand disque 78 tours, installe une nouvelle aiguille de bambou, remonte le gramophone à grande manivelle et nous y voilà. Il barbiere di Siviglia, Figaro, Rossini !
Toni semble un homme heureux. Je suis surpris par le volume et la bonne qualité du son sortant de cette machine préhistorique. Nous restons une demie-heure à écouter et à bavarder. Puis nous devons poursuivre notre trajet. Toni ne dit pas grand-chose. Seulement : “Merci pour le cafecito, ciao, Juanito.”
En écrivant cette histoire, quelque 50 ans plus tard, je vois soudain quelle espèce de légumes ces gens auraient pu faire pousser dans leur très grand jardin. Quel bleu j’étais…
Texte : Jan Doets