
Pierre m’a raconté la légende de l’Arbre Seul-Arbre Sec.
L’Arbre-Seul, que les chrétiens appelaient l’Arbre-Sec, se dressait au bord du Monde Connu, quelque part du côté du Khorassan. Il marquait la limite des terres autorisées. Au-delà s’ouvraient les espaces interdits, impensables parce que volontairement soustraits au champ de la pensée et du songe. Par-delà les débats sur la nature de cet arbre, Platane pour Marco Polo, Chêne de Mambré ou Cypré d’Abarkuh situé en Iran pour d’autres, c’est l’interprétation métaphorique et spirituelle de l’arbre qui intéressait Pierre.
Les racines du nom suggèrent une double origine et une fonction double. Arbre vivant et arbre mort qui peut revivre. Arbre symbolique des limites entre les terres connues et les terres inconnues, il a aussi une fonction allégorique, parabole d’une dualité indissociable entre le bien et le mal, le péché et le repentir. Arbre vert desséché-arbre sec qui reverdira.
Pierre soutenait que toute limite est à dépasser, à expérimenter, si les territoires inexplorés de la pensée restent vierges, l’inconnu vient à nous et s’insinue dans notre esprit sous forme de peur, de menace.
On trouve cet arbre mentionné dans le livre de Daniel, le dernier livre de l’Ancien Testament. Nabuchodonosor y raconte un songe que Beltshassar est sommé d’interpréter. Un arbre immense, aux fruits abondants, abritant bêtes, oiseaux subit la colère d’un Saint descendu du Ciel. Celui-ci ordonne de dépouiller l’arbre, de l’abattre mais de laisser ses racines en terre. Il dit : On changera son cœur pour qu’il ne soit plus un cœur d’homme, et un cœur de bête lui sera donné. Daniel est terrifié et tourmenté par ce qu’il vient d’entendre. Il oriente son interprétation et tente de convaincre le Roi que son règne va s’achever s’il ne reconnait pas le Très-Haut. La prophétie dit qu’il sera chassé d’entre les hommes, qu’il aura son habitation avec les bêtes sauvages.
Moi : Nous pourrions interpréter le rêve d’un point de vue œdipien comme la chute de l’enfant détrôné par son père. Comme une menace de castration. Il existe en psychologie un test de dessin l’arbre. Grâce à sa richesse symbolique, son universalité, ses analogies avec l’être humain, l’exploration du dessin de l’arbre est une ouverture sur le subconscient. Végétal sacré, il est un symbole du lien entre le sol et l’air, il est l’arbre de vie et de transmission de la connaissance.
Pierre : Il est aussi la verge qui tient le fléau de la balance de la justice.
Moi : Il est le mât de misaine en marine. Un poème dans lequel de tout petits vers s’entremêlent à des plus grands. Il est aussi l’arbre des philosophes et parfois la pierre philosophale.
Pour Pierre et moi, l’arbre a toujours été un refuge, une limite, le territoire secret de notre imagination. C’est à un pommier que nous avions dévolu nos passions d’adolescents. Mon grand-père paternel avait un verger dans la plaine de son village, les arbres fournissaient d’excellents fruits en automne. Une rangée était plantée d’une variété qui donnait des pommes rouges, croquantes, à chair blanche et sucrée. Il produisait abondamment, nous remplissions de grands paniers d’osier à la récolte. Mon grand-père nous rémunérait pour ce travail d’étudiant. Nous nous retrouvions avec nos amies sous un de ces petits arbres, rêvant de cueillir les fruits défendus du Jardin d’Eden. Plus tard j’ai découvert que la pomme rouge était, à l’origine, le globe que tient dans sa main Justinien le Grand de Constantinople. Ce globe de cuivre devint, dans l’imaginaire populaire le symbole de la grandeur de l’empire romain d’Orient. Le fruit perdu, la puissance perdue peut renaître lorsqu’on plante une de ses graines. Ainsi les limites sont de nouveau transcendées entre la vie et la mort, l’Orient et l’Occident qui sonnera la défaite de l’empire romain. La pomme rouge deviendra le pommier rouge, il sera assimilé à l’Arbre-Seul et deviendra, plus tard, pour les Grecs, le symbole de la lutte contre les Turcs. Le Pommier Rouge, l’Arbre-Seul, l’Arbre-Sec parcourent l’imaginaire populaire comme symboles des limites de l’oppression. Winnicott raconte qu’il se réfugiait dans un arbre de longues heures pour échapper à l’humeur mélancolique de sa mère.
L’arbre est pour moi un ami dont je recherche la proximité silencieuse, l’ombre qu’il offre en été, le scintillement de son feuillage lorsque le soleil joue à cache-cache avec ses feuilles. Il est un abri, même précaire, parfois dangereux dans l’imaginaire familial. En groupe, il devient une forêt mystérieuse, menaçante, maléfique parfois, en tout cas moins enclin à la camaraderie. Humain en tout, végétal en définitif.
Les origines de la vie, de notre vie, restent en grande partie secrètes, enfouies dans ce que Freud a appelé l’inconscient. Parfois nous en reviennent quelques scories. La forme est souvent incongrue, rarement narrative, sons, odeurs, sensations parfois associés à une représentation. Un roman familial peut se construire. Freud a semblé limiter le monde interne de l’infans, l’enfant avant l’apparition du langage, à un hédonisme tout puissant. Ce sont les travaux d’une psychanalyste d’origine austro-hongroise, Mélanie Klein, qui ont ouvert la possibilité d’en explorer les territoires inconscients. L’analyse des dessins d’enfant a brusquement retiré les voiles de tendresse et d’innocence qui le protégeaient, tout en venant confirmer les intuitions géniales de Freud sur la sexualité infantile. La cruauté est connue depuis toujours, l’analyse de ces dessins a repoussé les territoires du merveilleux. Les forêts désertées par le surnaturel ont perdu leur mystère et leur magie que les contes traditionnels avaient exaltés. Le registre maternel idéalisé, transformé par le jeu des forces pulsionnelles et le travail du rêve reste pourtant le territoire des sorcières et des fées.
Pierre : En écrivant, j’espère retrouver le goût de la pomme, la sensation de fraîcheur de l’ombre des arbres, le murmure du vent dans leurs feuilles. Mais pas que cela. Tu as déjà vu le tableau La Gitane, de Roka, il y en a une reproduction dans la maison familiale. Je le regarde en silence. Son regard brille, ses yeux noirs ont des reflets métalliques. Ils ressemblent aux billes d’acier que nous utilisions pour chasser les grives. Un matin, tu n’étais pas avec moi. J’ai posé une bille dans le cuir du lance-pierre en bois de châtaignier, j’avais sculpté le manche comme nous faisions tous. J’ai attendu patiemment, une grive s’est posée sur l’arbre. J’ai lâché la lanière en direction du pommier, sans viser. La bille a sifflé dans l’air froid du matin. Les lanières de caoutchouc noir ont claqué sur le manche du lance-pierre. Le bruit semblait ne jamais vouloir s’arrêter. L’oiseau est tombé dans ma petite main, inerte, l’orbite éclatée en un œillet sanguinolent.
Texte/Illustration : Jean-Claude Bourdet
Extrait de :
« dans le champ de la pensée et du songe le pommier rouge » de Jean-claude Bourdet, Az’art atelier éditions, Toulouse, 2021.
la richesse de sens qui est dans l’arbre, la grande richesse qui est dans votre esprit
Merci
J’aime beaucoup …aussi … la forme.