Il y a plein d’amour comme ça, où l’autre ne vous aime pas. Mais ça reste de l’amour, ça reste comme ça. Je le regarde ces jours, ces derniers temps et c’est comme si notre vie entière, la sienne, la mienne avaient disparu. Je suis en état de sidération. L’idée de la fin qui vient est la seule qui demeure et elle détruit tout autour de moi, notre passé commun, nos souvenirs aussi. Je ne les sais plus. Ils s’éloignent, ils me quittent, eux aussi. Le père ramasse son sac de billes, il replie son petit théâtre, il remballe la marchandise de sa vie, de notre vie avant de s’en aller. J’oublie qui il a été, j’oublie les anciens jours, je les chasse plutôt. Je me cramponne au présent et comme il est laid et triste, comme le présent est malade, inapte, comme le présent est vicié, je me sens étouffer et mourir moi aussi. Je me sens durcir de l’intérieur. Quand j’arrive dans la maison, je suis comme un paramètre extérieur, une représentante d’une association bénévole quelconque et qui pourrait s’appeler filiale des agonies. J’entre dans la fin du père.

J’entre en fait dans l’étrangeté, dans le nerf douloureux de la famille : le silence, dans son secret existentiel, ce qui la constitue. Je ne sais pas que je suis en réalité, non pas au plus loin de lui, le père silencieux, mais que je suis au plus exact, au plus sincère visage de son histoire. Car ce n’est pas un refus de dire, ce n’est pas le détournement de son regard, ce n’est pas le rejet, mais au contraire, c’est à ce moment précis que j’entre dans sa vérité, dans l’état pur de ce qu’il est, de ce dont il souffre, de ce avec quoi il a vécu. J’entre dans les ondes magnétiques de la pierre essentielle de sa vie. Quand j’arrive à la maison et qu’il y est, sourd, petit, tremblant, quand je le vois qui me méconnaît et m’ignore, quand je sens l’incommunicable, je suis exactement à la pierre d’angle de toute sa vie.

 

Texte/Illustration : Anna Jouy