Garde le silence au sein même de ton silence, ne m’adresse rien, rien, pas même une pensée, rien, moi enseveli, je continue de t’écouter, guettant pour te saisir à la gorge la moindre faute, la moindre fausse note, le moindre mot à démasquer…
Tu remontes dans ta cellule, la pensée encore pleine de terre. La porte n’est jamais fermée à clef. C’est tout de même étrange. Te serais-tu enfermé de ta propre volonté ? Cette prison n’est peut-être qu’un refuge pour les âmes fugitives, un asile de rêveurs éveillés, ou bien la demeure d’angoisse d’un homme en perdition…
Au fond qu’importe la nature de ce lieu. Si tu ne sors pas dès maintenant de tes sept mètres carrés, tu risques de devenir fou. Pas le moindre bruit jusque-là. Pas même le pas du petit homme en kesa qui marche toujours pieds nus. Tu ne l’entends jamais venir. Quand il ouvre ta porte, il apparaît de nulle part, reste un moment à relire ta feuille comme s’il y avait là une énigme à résoudre, l’aveu d’un lourd secret à déceler. Puis il disparaît à nouveau dans un endroit que lui seul connaît. Va-t-il à la rencontre d’autres détenus encore plus silencieux que toi ? Combien êtes-vous entre les murs de votre solitude ?
Tu empruntes de longs corridors inconnus avec le sentiment tenace de la présence d’un regard sur toi. N’est-ce pas l’écho d’un bruit de pas juste derrière le tien ? Tu te retournes brusquement… personne. Mais rien ne t’enlève l’angoisse d’être observé. Tu commences à croire ce que tu ne vois pas. Timidement tu demandes :
— Qui est là ?
— …
Tu reconnais un silence familier. Tu cries mais pas un son ne sort. Ta voix est blanche, presque sans souffle. Ton cœur bat au rythme de sa terreur. Tu cours, tapes aux portes à grands coups de poings, de pieds. Toutes restent fermées comme les yeux d’un lâche sur un crime qu’il feint d’ignorer.
Enfin, au bout d’un énième couloir, tu en aperçois une entrouverte. Tu t’y jettes la tête la première, refermes précipitamment derrière toi avant d’éclater en sanglots, à genoux contre la porte, les deux mains agrippant la poignée, effrayé à l’idée d’être à nouveau pourchassé par cette menace invisible…
Calme-toi. Tu ne risques rien. Lâche la poignée et retourne-toi sur la pièce dans laquelle tu viens d’entrer… C’est une bibliothèque. Immense. Ses rayons sont étrangement vides. Dans la poussière les empreintes des ouvrages disparus. Rien ne dit ce qu’ils sont devenus. S’ils ont été empruntés. Tous ? Sans exception ? Impossible. Les aurait-on brûlés pour les faire taire ? Les pierres tombales qui jonchent la cour du cimetière recouvrent-elles des cadavres de pages, de phrases, de vers, de voix, de mots enterrés vivants ?
L’angoisse te reprend à la vue d’un livre, le seul livre restant. Tu as le sentiment qu’il n’attendait personne d’autre que toi. L’aurait-on oublié là volontairement ?
Son titre : Monsieur M., manuscrit d’une écriture étrangement familière. Est-ce le nom du personnage principal ? De l’auteur ? Tu restes des heures à te poser la question devant le livre fermé. Après une longue hésitation, tu finis par l’ouvrir…
Regarde : toutes ses pages sont vierges… et numérotées. Tu tournes chacune d’entre elles à la recherche d’une trace, d’une tache, d’une larme, d’une goutte de sueur révélant l’existence d’un homme quelque part. Mais tu ne trouves rien, rien que le blanc laissé au parloir de la langue.
Alors les yeux fermés, tu poses les doigts sur le livre ouvert. Tu ne saurais dire si ce sont tes mains ou tes oreilles qui tout à coup entendent le semblant d’une voix étouffée au loin. Que dit-elle ? En quelle langue ? Tu devines à son intonation qu’elle pose là une question, question venue de nulle part et qui semble ne s’adresser à personne. Peut-être que ce livre n’a jamais attendu de lecteur, qu’il est fait pour écrire, seulement pour écrire… et que tout mot a échoué à cette tâche.
Texte/Vidéo : Anh Mat
ce Maître du silence…