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pour les cosaques les yeux morts

Il avançait dans la campagne en friche, entre les murs dégradés, ne voyait quiconque, sauf parfois des mouvements furtifs, des idées de corps se dérobant derrière un pan de mur, dans un boqueteau désordonné. Il regardait avec un mélange de curiosité et de désolation, il se souvenait de ce que disait son père, le soir, quand remontaient les souvenirs de sa jeunesse, les terres civilisées, les restanques, le village de belles pierres, de maisons anciennes, de la leur avec sa porte sculptée, et puis

En haut de la colline se dressaient les murs de nos anciens seigneurs.

Et nos ancêtres, en des temps anciens, bien avant moi et avant le père de mon père, vaquaient sous leur regard, ne leur devaient plus rien mais gardaient souvenir de leur protection.

Grommelaient parfois, se moquaient aussi de leurs travers, de la sottise de l’un, de la prétention d’un autre, et puis souriaient en pensant à un jouvenceau ou à une très belle, avec toute la gaie franchise, la liberté conquise, un confortable sentiment de familiarité et la certitude que, le cas échéant, celle-ci jouerait et que le reste d’influence ou de pouvoir de ceux du haut de la colline nous viendrait en aide.

Et il longeait ces murs en partie écroulés, s’arrêtait un moment comme un chien à l’arrêt devant une toiture improvisée, un pot de terre ébréché posé sur le reste d’une margelle, quelques traces de la vie qui devait persister, rare et dissimulée, depuis que ce coin du monde avait été abandonné, laissé au désastre, repartait les yeux levés vers les hauts murs qui couronnaient toujours la colline, les grandes fenêtres élancées traversées par la lumière gaie comme pour un accueil souriant.

Il a commencé à gravir, jambes tremblantes, le raidillon, contournant des débris de terre cuite, des gravats, des branches d’arbre, au delà desquels le chemin se devinait à nouveau. Il s’est assis un moment pour prendre dans son sac un reste de biscuit, l’a considéré, a évalué le nombre de bouchées qu’il promettait et comme il avait si faim, comme il était trop las, a cassé un minuscule coin qu’il a gardé en bouche un moment, regardant ce qui restait du village, cherchant en vain des traces de culture, une silhouette, puis l’a mâché lentement et repris la montée, vers les murs, les fenêtres dont le sourire accueillant s’évanouissait lentement, la réalité reprenant ses droits en effaçant le mirage qu’il avait plaqué sur leur béance, jusqu’à ce qu’il débouche sur le faux-plat devant la bâtisse, la terrasse en partie effondrée qui se mariait lentement à la pente et s’avance vers la grande porte encadrée de colonnes toujours dressées et distingue, par delà le balcon effondré sur le seuil, les murs intérieurs qui montaient, irréguliers, vers le ciel, l’absence de planchers, sauf quelques petites parcelles en équilibre précaire, l’absence de toit, la grande brèche dans le mur donnant sur l’autre face de la butte seigneuriale.

Il est entré et, sur un carnet posé sur le soubassement d’une des grandes fenêtres du rez-de-chaussée, a entrepris de dessiner ce que voyaient ces regards morts, pour illustrer son récit, à son retour. Et puis il a senti une présence derrière lui, et a deviné qu’elle n’était pas hostile, ni même apeurée…

 

Texte et photo : Brigitte Celerier