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deux montres se sont successivement arrêtées à mon poignet. Je ne crois plus au problème de pile. Le temps s’arrête au contact de ma peau. Le battement de mon coeur court-circuite celui des secondes. C’est pour cette raison que je ne vieillis pas. Je vais à mon rythme, bien plus lentement que le temps, que la ville aussi qui chaque jour se métamorphose. Je marche à contre-sens sur mes trajets d’autrefois, certains sont désormais en sens interdit, d’autres mènent à une impasse. Il y a des routes qui n’existent même plus. Mes refuges sont détruits, fermés, remplacés par d’autres cafés où je ne suis plus à mon aise. Par peur qu’une nouvelle habitude soit à nouveau détruite dans quelques mois, je choisis désormais l’errance, dérive intérieure sur les trottoirs. La ville explore le promeneur sans destination que je suis…
mon corps je le laisse aller, il marche beaucoup, erre angoissée, sur le trottoir, la selle, dans la chambre à 80 000 l’heure où je baise la ville dans la pénombre, du canap au lit, par terre, je pénètre son con, son cul, sa bouche, une heure à m’enfoncer en elle jusqu’à transpirer sa sueur. Le front dans son cou, je cherche à me confondre à son odeur. La ville palpite sous la strangulation et les morsures, chambre 407, fermée à double tour elle salive, jouit étranglée sur moi, les poils trempés de mousson, tiède. Écoute l’orage gronder. Il fait très lourd, la chaleur pèse sur la chemise. Le vent donne la parole aux feuillages, les scooters accélèrent dans l’espoir d’arriver avant la pluie. Juste au dessus de nos têtes, une colère prête à exploser. Sous la devanture de l’hôtel, j’attends l’orage comme un ami qui tarde à arriver. Puis il frappe, sans pitié. Sa force intimide. Des corps courent après leur mobylette emportée par le courant, tous cherchent un abri, un hall d’entrée, une terrasse, un toit en tôle ou en toile. La pluie couvre le bruit des hommes, des machines, inonde les rues de silence. Mon regard fixe la pluie. On ne saurait dire si elle m’ennuie ou me fascine. Un inconnu vient s’abriter juste à côté. Nous échangeons quelques mots, évoquons la pluie le temps d’une cigarette, fraternité d’un instant face à la nature qui nous arrête. La pluie trempe nos costumes, démasque nos visages d’hommes affairés. Nus sans fonction, sans titre ni nationalité, sans identité, juste deux anonymes qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau, celle de la pluie qui tombe et nous fait même devant l’orage. Le vent souffle la pluie horizontalement. Je me demande un instant si elle tombe vraiment du ciel. On ne voit pas à un mètre. Puis elle réapparaît. Minute après minute, on distingue à nouveau le bitume, le trottoir d’en face. La pluie décélère. Je cours, quelques mètres, le visage criblé de goutte, m’arrête. Je regarde la pluie qui tombe….
je tends la main : plus une goutte. La rue parle un argot éructé. Elle postillonne des pierres d’une vitre à l’autre. Sa parole fait la guerre contre le silence. La nuit tombe sur les chantiers. Les grues sont trempées dans la lave. Sur un échafaudage, des ouvriers mangent en cercle autour du réchaud. Le quán nhậu est bondé. Les joues sont rouges, l’ivresse trinque à n’en plus finir. Dans le vacarme je remarque la silhouette d’un homme assis seul sur le côté, en retrait. Son visage flou me fixe droit dans les yeux. Je sens encore sur moi le battement des cils, du cœur. Aussi curieux qu’apeuré, je tente de lire sur ses lèvres. Je ne suis pas certain qu’il s’adresse à moi. Après tout, il ne m’a peut-être pas vu. Il n’est pas impossible qu’il parle seul en regardant le vide. D’ailleurs, sans aucun égard pour ma présence, sa silhouette part se confondre avec les ombres de la nuit. Son pas résonne au rythme des secondes. Le quartier est désert. Je sens l’aura de ses personnages. Il reste sur le goudron les traces de leur passage. Et un lampadaire. Sa lumière froide. L’orage se remet tendrement à gronder.
Je suis désormais seul sous la devanture. Dans la cage d’escalier j’aperçois deux ombres accroupies. Elles s’échangent furtivement un petit paquet. Elles vont faire ça ici. Sous un ciel sans lune. Je ne ferme pas les yeux. Je regarde la mort brune au creux de leur bras. Ma mémoire s’en va. Les hommes se font rares. Il ne pleut plus du tout. Le sol est mouillé par endroits. Impossible de savoir si c’est l’eau des terrasses lavées au seau ou celle de la pluie qui a déjà séché. Le temps est frais, les rues étrangement calmes. Je me dirige vers les berges. La ville à bicyclette perdue en elle-même s’arrête sur le bas côté et me demande poliment son chemin :
— le fleuve s’il vous plaît.
j’étais de dos. Elle découvre mon visage de người nước ngoài. Avant même que je ne réponde, elle s’excuse d’un signe de la main, elle s’excuse de m’avoir abordé, comme si les traits de mon visage insinuaient que j’étais incapable de l’aider. Je lui souris et dit dans la langue d’ici :
— prenez à droite au lampadaire rouge et blanc, passez devant le Bún Bò Huê de Cô Hoà puis allez tout droit dans l’allée d’arbres et de graviers qui sent l’ombre et l’urine, suivez l’odeur de l’eau, vous tomberez sur une buvette pour pêcheurs.. attention au chien qui vous accueillera… il en a fait tomber plus d’un…
sur ces mots je reprends ma route. Et la ville, subjuguée, connait désormais le chemin pour se rendre à la rivière…
Texte et photo : Anh Mat
Immersion, sensations… on lit comme on sent les odeurs de là-bas (donc ici)…