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La nuit bat lentement au rythme de mon pouls. Je ne cesse d’écouter cette pulsation comme si elle venait d’un autre coeur, celui d’une ombre indéterminée sur le mur qui ne cesse de me regarder comme l’impasse de toutes choses. Mais je ne peux distinguer s’il s’agit là de mon ombre ou de la vôtre. Ce doute n’est pas pour me déplaire. Je préfère rester dans cette ignorance, n’avoir aucune preuve ni de votre présence, ni de votre absence. Votre existence n’est peut être que pur délire. Je suis probablement en train de parler tout seul. Ou c’est cette parole qui parle toute seule, qui se sert de moi et de vous pour nous donner l’illusion que nous sommes les sujets de la conversation. Mais nous ne sommes que deux pronoms au service d’une parole sans sujet derrière. Voilà. C’est la nuit. Et il n’y a personne. Pas un homme à l’horizon. Juste un soupçon. Le soupçon d’avoir basculer dans la folie.
Comme chaque nuit, je crains de fermer les yeux. Je ne peux m’empêcher de rester constamment sur mes gardes comme un chien au pas d’une porte à défendre à l’affût du moindre bruit. Ainsi, ne pouvant me résoudre à déposer les armes, je reste éveillé jusqu’à épuisement. Minute après minute, je sens mes cernes se remplir du rêve que je suis en train de manquer. Mes paupières sont de plus en plus lourdes. Pour ne pas tomber de sommeil, je fume une cigarette avant de m’étouffer d’une quinte de toux. Je m’imagine cracher du sang. Je l’ai tant imaginé que j’ai fini par vraiment en cracher. J’en ai plein la voix. Pardonnez-moi. Voilà que je vous éclabousse en m’adressant à vous.
Je subis la traversée des heures de plus en plus vides au coeur desquelles ma pensée peu à peu s’évapore laissant place au vertige d’une attente qui n’attend rien de l’air qu’elle respire, air d’un silence passant aux aveux qui au moment même où je vous écris pénètre par la fenêtre de la chambre ouverte sur le ciel d’une nuit en béton d’immeubles d’une vingtaine d’étages et centaines d’autres fenêtres sans lumière où je crois apercevoir, au beau milieu du sommeil noir de ses locataires, votre absence encore debout qui sans me faire de signe me regarde droit dans les yeux comme pour m’arracher à la seconde d’inattention où je suis devenu bien malgré moi témoin de la mort d’une idée jetée dans la pénombre.
Je me souviens maintenant, du fragile équilibre entre mon désir de vertige et ma peur de tomber.
J’entends encore l’hilarité de mon souffle — et mon coeur tapant fort contre ma poitrine comme à une porte condamnée. Ne pouvant soutenir votre regard, j’avoue avoir fait semblant de ne pas vous avoir vu… et pour vous provoquer, je me souviens m’être penché à la fenêtre fixant le contour à la craie blanche de mon corps sur la chaussée… Puis le jour s’est levé sur l’idée même de me jeter qui n’était qu’un jeu de dupe dans le seul et triste but de vous atteindre, vous, l’inconnu d’une autre fenêtre qui jamais ne fait signe.
J’ai passé des journées et des nuits entières à regarder cette heure passer. Soixante immenses minutes de soleil et de lune à la lumière desquels vous n’avez cessé de me regarder de votre fenêtre. Et j’ai pour la première fois accepté le combat, tenu le regard comme pour vous défier, avec le secret espoir que ma provocation vous réveille d’un coup de sang, vous donne soudain envie de m’insulter, peut-être même de descendre de votre immeuble pour m’attendre impatient sur un banc du square d’en bas à l’ombre d’un acacia, les poings serrés sur le désir de rencontrer de plus près mon visage encore vierge de toute voix.
Oui, je vous l’avoue, j’attends de vous que vous me défiguriez, que la virginité de notre rencontre soit souillée de mon sang, bleuie d’une pluie de coups, les vôtres, parce-que ce silence entre nous ne peut que mal tourner.
Je longe à petits pas les berges du fleuve. Mon reflet marche à l’envers à travers l’allée d’acacias plongée dans ce ciel d’eau. Ma journée ouverte sur rien, sans emploi du temps aucun, j’ai continué d’avancer sans savoir où, errance aveugle à la recherche de sa vue, de son point de chute.
Puis je me suis assis sur le banc. J’ai à nouveau regardé le fleuve, ou peut-être est-ce lui qui me regardait chercher une raison de vous écrire encore. Et je ne saurai vous dire pourquoi j’ai ressenti le besoin, à cet instant précis, de vérifier l’heure qu’il était. À croire que l’existence lassant à mon poignet voulait me faire un signe. Il était exactement onze heures onze minutes et onze secondes.
En relevant la tête, j’avais la certitude que vous pensiez à moi.
J’avais la certitude que cette pensée n’était pas fugitive et qu’à vos tempes résonnaient mes battements. C’était mon sang, c’était mon flux filant, toutes les turbulences et les bouillonnements. Ainsi, vous pensiez peut-être que je vous parlais, malgré ces jours de silence. Je ne pouvais que me taire, ces jours c’était un corps tassé dans un angle, c’était une plaie indolore – je sentais la peau enflée, le suintement, je sentais la crevasse s’étendre avec mes mouvements. Je savais que j’aurais dû avoir mal. Mais rien, rien que ma main comptant les secondes sur cette plaie. Alors je me taisais, j’attendais une sensation, n’importe quoi, de la peine ou une brûlure – j’attendais d’avoir autre chose qu’un jour décoloré à vous offrir.
Je savais que vous ne viendriez plus. Et j’ai pourtant attendu au point d’oublier que je vous attendais. C’est inouï la force avec laquelle un homme s’accroche aveuglément à son dernier espoir, aussi vain soit-il. J’ai patienté ainsi des heures durant à écouter les arbres hurler dans le vent, à regarder gravement quelques pigeons se disputer les miettes de l’attention qui me restait avant de sombrer tout entier dans un gouffre, le gouffre d’un ennui profond contre lequel je ne cherchais même plus à lutter. La nuit venue, alors que j’étais sur le point de rentrer, j’ai aperçu le mirage de votre corps perché dans les branches.
Chaque heure qui passe renouvelle le visage de votre absence: à chaque page une nouvelle couleur d’yeux, de cheveux, à chaque ligne un air différent, des traits mouvant selon l’âge que vous avez à l’heure où je vous regarde attendre le front posé contre votre fenêtre.
Seule une chose reste inchangée: votre voix. Je la reconnais derrière le silence des mots que je lis sur vos lèvres gercées d’où s’échappent vos postillons, votre souffle malade s’écrasant contre la vitre vous séparant du monde visible et audible. Alors du bout du doigt, quelque peu résigné, vous tracez dans la buée une phrase à mon adresse… mais celle-ci ce disparait avant même que je puisse en déchiffrer le premier mot.
En marchant sur le trottoir, je tombe sur vos tags. Noirs sur mur. Fraîchement jetés. Tout encore imprégnés d’une odeur de bombe. Pas de doute. Ils me sont adressés. À qui d’autre ? Nous ne sommes que deux sur cette route sombre. Sombre à ne jamais vous avoir vu. À peine aperçu. Ombre fuyante et incertaine. Fictive. Qui m’accompagne comme un esprit. Un ami imaginaire parfois aimé, souvent haï. Mais ce graffiti est bien la preuve tangible que vous avez un corps. De sang et d’os. Et l’âme qui va avec pour le rendre malade. Oui. Vous existez. À quelques heures des miennes. Ces heures qui nous séparent et préservent l’intime réalité de chacun de nous. Ne nous le cachons plus. Nous sommes du même monde, certes, mais en retard l’un sur l’autre. Les heures de vos jours sont celles de mes nuits. Ma lune est votre soleil. À quoi bon nous chercher ? Nous sommes depuis le début de ce journal condamnés à nous manquer. Comment pourrions-nous faire se croiser deux vies parallèles ? En laissant derrière nous les traces de quelques mots sur notre passage ? Les murs peuvent-ils devenir les pages d’une correspondance de quelques tags se répondant les uns aux autres comme deux paroles crachées par des bombes de peinture bon marché bonnes à vandaliser l’espace même de notre mutisme ?
Sous le pont des ombres essayaient de ne pas se noircir les doigts avec leurs bombes – les postillons de peinture giclaient dans toutes les directions, tâchaient les peaux ou les vêtements. Je me tenais loin, je ne voulais pas être sali par cette bave noire. Les ombres continuaient à s’agiter, sur le mur elles ne laissaient que leur nom et jamais, ici, je n’aurais pu lire le votre. Un peu plus loin d’autres ombres traçaient leurs phrases au pochoir – tout ce qu’elles prenaient pour des entailles dans le discours des tyrans, mais exploitait le même goût du choc et du vernis. J’aurais aimé être sûr que les mots lus il y a quelques heures, ces mots que j’avais pris pour les vôtres, n’étaient pas ceux de ces ombres et de tous. Rien ne l’attestait – et dans cette ville et partout la langue était la même, les mots se régurgitaient d’une bouche à l’autre. J’avais peut-être lu les sentences d’une époque, des mots qu’il n’était plus possible d’attribuer à des corps. Je n’avais qu’à me taire : vous parler, me parler, tout aurait fait gicler d’autres phrases communes que j’aurais prises pour ma parole propre.
Ici gît le monde nous imposant de communiquer. Nous errons dans les ruines de murs vandalisés par nos vaines paroles. Plus jamais le désir de nous adresser l’un à l’autre ne trahira le langage d’une existence passant indéfiniment à notre poignet. Les verbes sont aujourd’hui seuls, infirmes de tout pronom, sans sujet. Sous les capuches et les masques, je ne vois que de l’ombre. Nous sommes absents des vêtements que nous revêtons. Nos nudités sont invisibles. Nous sommes tous deux le vide d’une personne subissant le temps d’un sursis à perpétuité…
Texte et photo : Anh Mat