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Là, en plein milieu du chemin de gravier, vingt-huit ans plus tard, elle le reconnaît. Elle dit son prénom qu’elle retrouve en quelques secondes et aussi qu’il est le fils de Raoul. Le soleil les balaie avec générosité et dessine leurs ombres étirées entre les caravanes. Là, vingt-huit ans plus tard, il relève que cette petite caravane de cinq mètres de long, quatre couchages, sise en bordure du camping sous un aubépine qu’il connaît (une photo vingt-huit ans plus tôt le voit attablé avec son père et des amis du père un jour d’été serein devant ce même aubépine), cette caravane donc lui tend les bras, lui qui le matin même a quitté la ville saturée qui comprime ses poumons et son âme et dont il sait depuis l’enfance quelle ne lui apportera que désagréments et dépressions. Qu’elle l’ait reconnu vingt-huit ans plus tard, il n’en revient pas, entre quinze ans et quarante-trois, il a eu le temps de changer, de s’épaissir se fatiguer s’engraisser se délabrer déjà un peu et des poils blancs parsèment sa barbe hirsute. Pourtant.
Francine l’a reconnu, nommé, évoqué son père à lui Raoul, son mari à elle Albert, meilleur ami de Raoul, tous deux décédés depuis plus de dix ans, demandé son âge, dit le sien quatre-vingts cinq et toute éberluée de ces retrouvailles un mardi d’octobre aux environs de treize heures sur l’allée du camping qui mène aux sanitaires, elle l’a interrogé sur sa présence en ces lieux. Lui, presque les larmes aux yeux, a balbutié que pour des raisons d’infini ras-le-bol de la ville et de son métier qui le confine dans des salles obscures loin du réel et du pollen, il a ressenti le besoin impératif de revenir vers les forêts de cette Ardenne qui n’était plus qu’un souvenir amer, celui d’un adolescent qui, voyant ses parents se séparer, voit par la même occasion la caravane de son enfance (et des premières balades en forêt, les premières biches entrevues furtivement, les premiers marcassins à la queue leu leu quand on s’immobilise pour ne pas provoquer la colère de la mère et tout ça qui a constitué sans qu’il s’en rende compte sur le moment un élan vers le monde vivant végétal et animal) s’en aller en fumée, être revendue avec pour conséquence que les weekends redeviendront urbains et ternes à jamais croit-il alors qu’il n’a que quinze ans. De ses quinze ans, il ne s’en est jamais vraiment remis, d’autant que, quasi simultanément à la mort de la vie en caravane, il perd sa cousine, comme sa sœur, comme son unique sœur, unique comme lui le fils de Raoul, comme une part indivisible de lui, part engloutie dans une avalanche d’une blancheur terrifiante qui l’empêchera longtemps de retourner en haute montagne. Cela il l’a tu à Francine tout comme il n’a pas ajouté qu’une séparation deux ans plus tôt, les tribunaux qu’il arpente pour obtenir la garde de son garçon, la violence des jours sans enfant, tout cela le laisse parfois si désorienté au cœur de sa ville enfumée qu’il a, sur un coup de gueule poussé seul dans sa nuit, décidé de parcourir les campings de la région de ses vacances d’enfant jusqu’à aboutir dans le camping même de son enfance (existait-il encore oui apparemment) et se trouver une petite caravane pourvu qu’il soit en cinq minutes dans les bois, qu’il respire pleinement, ce qu’il ne fait plus ou si mal depuis trop longtemps.
Juste avant que Francine ne l’aborde, il a donc vu cette caravane à vendre sur l’emplacement même où se déroulaient les apéros entre adultes auxquels il se mêlait avec d’autres adolescents (il se souvient de Sylvie et Nathalie, filles de René et Arlette et d’autres dont les noms ne sont pas restés gravés) et disant à Francine tiens cette caravane est à vendre voilà ce qu’il me faudrait, elle lui a répondu, à son tour des esquisses de larmes dans les yeux, c’est mon ancienne caravane je l’ai revendue à une dame il y a deux ans elle ne vient jamais oh ce serait formidable si tu la lui rachetais et elle s’est tu soudain parce que probablement il n’y avait plus rien à dire, juste à laisser jouer l’heureux destin, l’invraisemblable croisée des trajectoires qui les faisait se retrouver vingt-huit ans plus tard sous un ciel d’automne prometteur.
Aujourd’hui dix ans après, trente-huit ans si l’on compte bien après avoir abandonné une part heureuse de son adolescence sur ce terrain qui fait face à la forêt, constatant qu’il y venait moins à cette petite caravane, que le plus grand de ses enfants du haut de ses vingt ans préférait à la lumière des sous-bois la luminosité de son ordinateur, la fantaisie de ses jeux de rôles et les rires de ses soirées entre potes, sachant que Francine survivait dans une maison de retraite absente à son passé comme tant d’autres, il a envisagé de revendre lui aussi les dix mètres carrés devenus si exigus, comme si l’âge agissant, il lui fallait une cabane plus grande à défaut d’être plus confortable où il pourrait inventer une autre circulation que celle de se lever de la banquette pour tomber de suite sur le coin cuisine lui-même accolé à l’autre banquette, et au moment où il l’a envisagé le cœur saignant, les circonstances lui ont mis sous le nez une autre caravane à vendre trente mètres plus haut, une antiquité de vingt-deux mètres carrés au simple vitrage à la tôle cabossée à la décoration improbable mais qui, et c’était là renouvellement des signes, avait aussi été celle de Francine (elle y résidait au moment où il avait acheté la petite, il la connaissait donc de l’intérieur puisqu’il y avait pris le thé quelques fois), avait été occupée par la fille de Francine, Annie qu’il avait connue jeune adulte quand lui entrait dans l’adolescence, qu’il avait retrouvée quand Francine, suite à un accident survenu en Tunisie, s’était mise à décliner et avait été placée pour être soignée comme on peut l’être encore à nonante ans passés, Annie qui aujourd’hui faisait construire une belle maison dans le village à deux-cents mètres du camping, elle aussi persévérant dans son attachement à cette terre ardennaise.
A cette heure, le regard vissé sur l’opulente forêt de son enfance apaisée, alors que le vent printanier fait voler un abondant pollen des bouleaux qui organisent le terrain, alors qu’il vient de transvaser sacs de couchages assiettes verres couverts d’une caravane à l’autre, il croit entendre le pas léger de Francine prenant le chemin du bâtiment sanitaire, Francine épouse d’Albert ami de son père Raoul qui aimait tant venir en ces lieux découverts trente-huit ans plus tôt.
Texte et photo : Claude Enuset
Merci pour ce beau texte tout en finesse. La nostalgie, quand ça vous prend alors que vous n’avez cessé depuis votre naissance de déménager.