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Quart de tour. Me voilà face à la perfection, au méticuleux porté à son extrême, le gazon passé à l’aspirateur, le garage récuré, la boite aux lettres astiquée, façon Mr. Hulot. Madame est invisible, les trois autres quarts de tour. Elle travaille un demi-jour par semaine à aider son prochain dans les méandres des histoires de voisins. Elle appuie de son bon sens le Juge de Paix. Quant à monsieur, c’est lui le sujet, le centre, le tout de mon intérêt.

Que vous le mettiez de face ou de profil, il tache le même strict espace maigre. Voûté, un peu, ce qui le rend appliqué à souhait, déférent presque. Une sorte de respect humain qui aurait pris ses aises étriquées dans la stature du sieur voisin.

6h05. Le voici qui sort chercher son journal. Un petit « quéquet »  se balançant au-dessus de son crâne nous indique que monsieur lit le journal avant ses ablutions. Il  porte le costume cravate de nuit, rayé large et bleu, toujours parfaitement boutonné, et une élégante paire de Louboutin mi- peluche, mi pompon.

6h45. Le grand store automatique de son garage grince, à peine, les Goodyear crissent. Monsieur s’extirpe de sa cage à moineau avec des précautions d’assureur tous risques et casco complète. Quelques coups de volant, il est sur la chaussée et le garage referme sa gueule en palissandre imprégné pour n’importe quelles température et intempéries.

On ne s’inquiète de rien maintenant. Je peux vaquer tranquille, l’auto du fonctionnaire  ne se pointera qu’à 11h47. Elle manœuvrera délicatement jusqu’à s’enfiler péniblement dans son abri totale sécurité, pour lui laisser  le temps de se jeter sur un superbe repas et d’y revenir ensuite d’un même élan soupçonneux dans la petite demi-heure qui suit.

Au fond une vie de voisin pourrait se résumer à la vitalité de sa porte de garage. La vie est remarquable, chaque jour semblable, une éternité à portée de main , le jour sans cesse recommencé. Hélas non.

Voici le vendredi. Il est 17 h. L’homme maigre se métamorphose en jardinier. Il revêt sa panoplie d’épouvantail. Le chapeau de paille. Les chemises manches trois quart flottant large autour des filets mignons et la paire de bottes vert caoutchouc, tout terrain tout temps, vastes et hautes, de quoi braver un fleuve d’algues repoussantes, de limaces de fin du monde et de truites gazonnières

Détailler son programme me dépasse. Je le vois poussant et charriant un Tondosaurus Rex sur une épaisseur de 5millimètres d’herbes audacieuses. Je vois la pince à épiler les moellons de la cour, la cisaille coupe au bol des rhododendrons borduriers. Il vaque ainsi  à grands pas d’arpenteur, la bosse des mauvaises herbes l’agenouillant pieusement sur sa propriété. L’arrosoir, le tuyau, le sac à feuilles, le sac à graines, le sac à déchets, le sac à merdes de chats.

Il boutique avec une féroce attention, un sens grandiose du bien fait, du parfait. Il a planté le long de la chaussée un petit chalet miniature. Dedans, le miracle suisse attend le vendredi avec une patience de nain de jardin pur helvète, l’heure souveraine d’exploser et de manifester le savoir made in Swiss.

Mon voisin  a un accent. Un accent de chez moi, profond, paysan, terrien. Il dit beaucoup de choses en quelques lieux communs. Il a raison. Il n’en a rien à fiche que je me moque de la grandeur toute française de son carré de terre. Il fait que ce soit beau.

La nuit parfois, la vie le réveille, je veux dire celle qui fait mal. Un homme quelque part s’est pendu, un autre vient d’emboutir un platane. Ce vieux a  fini dans un creux à purin. Le fils du cantonnier s’est tiré une balle avec son arme de militaire. Alors mon voisin se lève. Il sort, le quéquet bien peigné ; il va rendre compte pour la justice des bavures de ce monde. Il est sous préfet.

 

Texte et dessin : Anna Jouy
cette interprétation féroce et grimacière du voisinage n’est que pure fiction littéraire, naturellement