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Pour moi, il était l’homme aux grandes oreilles… Un homme du passé qui avait aimé sa femme – sans démonstration, certes – mais avec laquelle il avait conçu dix enfants ! Car avant de mourir, installé dans son lit, c’est à elle qu’il adressait ses dernières pensées, se félicitant d’avoir terminé de semer, repiquer, planter ; heureux de lui laisser des légumes pour la soupe de l’hiver à venir. Oui, un drôle de bonhomme aux yeux bleus, très clairs. Mon arrière-grand-père, jamais connu, mort en avril 1944.

J’adorais son prénom ! Zéphir. Un nom de vent doux et léger, que j’associais naturellement à sa condition de cocher, le métier qu’il exerça durant plusieurs années. Zéphir, pour moi, chevauchait Pégase ! L’histoire ne dit pas qui de sa mère, Philomène, ou de son père, Honoré, choisit ce prénom. Toujours est-il que Philomène ne reconnut pas ce fils naturel, contrairement à son père qui l’éleva.

Né en 1873, à Bousies, dans le Nord, j’imagine que le petit Zéphir se construisit sur cette absence, se demandant peut-être la raison du départ précipité de la première femme de sa vie. Il en garda une distance vis-à-vis des autres, une difficulté à sourire. C’était un taiseux, un grand pudique, qui se dévoilait peu. Pourtant il inspirait confiance : selon le témoignage de sa petite-fille Josiane, au moment de l’exode durant la Seconde Guerre mondiale, l’un de ses employeurs lui ayant confié des « valeurs », Zéphir s’employa à les mettre en sécurité pour les lui remettre à la fin de la guerre.

A 20 ans, avant le conseil de révision, il tire le numéro 150 dans le canton de Reims où il vit alors avec son père. Il a tiré un « mauvais numéro » et servira trois ans dans l’armée… Jeune soldat, il est incorporé le 15 septembre 1894 au 25e régiment d’artillerie de Châlons-sur-Marne. Son livret militaire précise qu’il sait lire et écrire mais ne sait pas nager ! Sa taille : 1 m 70 ; la couleur de ses cheveux et de ses sourcils : blonds ; ses yeux : bleus ; son front : ordinaire ainsi que son nez ; sa bouche : petite ; son menton : rond ; son visage : ovale. Durant son séjour dans l’armée, il apprendra à tirer au revolver, à 15 m et à 30 m, où il terminera deuxième au classement.

Au soldat on remet les effets suivants, et la liste m’emmène dans un temps définitivement révolu : pantalon de cheval, veste de drap, tunique, képi, paire de bottines, ceinturon, courroie de ceinture de revolver, étui de revolver, revolver et sabre, petit bidon de 1 litre, besace, boîte à graisse à deux compartiments, bobine en bois renfermant six aiguilles et une alène emmanchée, bourgeron de toile, bretelles de pantalon, brosse à boutons, brosse à cheval, brosse à habits, brosse à reluire, brosse double à chaussures, brosse pour armes, cache-éperon, caleçon, ceinture de flanelle, chéchia, chemise, ciseaux de pansage, ciseaux de petite monture, corde à fourrage, courroie de capote, couvre-nuque, cravate, dragonne de sabre, paire d’épaulettes, éponge, époussette, étrille, étui-musette, fiole à tripoli – (cet objet-là me laisse rêveuse !) –, fouet, gamelle individuelle, paire de gants, martinet, mouchoir de poche, musette de pansage, pantalon de toile, patience (pour le nettoyage des boutons), peigne à décrasser, chaussons, sabots-galoches, sac à avoine, sac à distribution, serviette, sous-pieds, tasse, trousse, brosse en chiendent.

Ses chevaux ont pour nom Fuseau, Forgeron, Saine, Fandango, Agrippine et Safran. Tous portent des numéros matricules. Tous ont donné lieu à l’enregistrement de leurs effets de harnachement confiés au jeune soldat.

Quand Zéphir se marie en 1899, son métier de cocher lui rapporte environ 5,75 F par jour, pour des journées de seize heures ! A cette époque, le pain coûte de 34 à 38 centimes le kg ; le litre de vin comme le cornet de frites 10 centimes et la côtelette de porc 25 centimes ; le journal quotidien, 5 centimes… Le jeune homme travaille ensuite dans les Pompes funèbres, où… il conduit des voitures à cheval. Puis il est ouvrier-fondeur dans une usine locale, confronté à la poussière, à l’insalubrité, dans un univers de luttes sociales. Il décide un jour de monter une petite crèmerie ambulante. Mais devant la misère de ses clients, il donne ici et là fromage et beurre. A la maison, il parle patois, comme sa femme. Quand il rentre un soir une fois de plus sans recettes, il répond à celle qui s’inquiète de la façon dont elle nourrira ses enfants, (je ne parle pas patois !) « Nos enfants ne manquent de rien. » Et c’était vrai ! Pas de superflu, mais pas de misère non plus. Dans les années 1920, les garçons adolescents faisaient du sport à la maison, Zéphir ayant installé un cheval d’arçon dans l’écurie ; les filles allaient au théâtre avec leur mère… L’homme n’était pas un saint toutefois : exigeant et colérique, il avait parfois des gestes d’humeur ! Un soir, en rentrant de son travail, mécontent de constater que la cafetière était vide (il l’appelait Marianne) il l’avait balancée par la fenêtre !

Son dernier métier aura sans doute été celui de représentant-livreur pour une quincaillerie locale où sa probité, son honnêteté seront vantés des années plus tard à sa petite-fille lorsqu’elle aussi y travaillera. Son plus grand chagrin avait été de ne pas revoir « ses prisonniers », comme il disait, en parlant de ses deux fils. Le plus âgé, Léonard, était mort en captivité (dans la Prusse orientale de l’époque) ; le plus jeune, Georges (la star familiale !), grand sportif, champion de France de boxe dans la catégorie poids lourds, avait été fait prisonnier en Allemagne.

Depuis mon enfance, je me le représente ainsi, portraituré par ma tante Jo : en pantalons de velours, en sabots, avec des guêtres en cuir, une chemise et un gilet. Mais j’ai découvert il y a peu d’où je tiens mes yeux bleus !

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Texte et photo : Marlen Sauvage