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Les conversations saintes de Bellini, et particulièrement le retable de San Zaccaria, ne laissent pas de me frapper parce que j’y trouve transfigurée une expérience récurrente de mon enfance, un éprouvé quotidien, sensible, difficilement identifiable sans le recours d’une image tierce qui puisse en fixer, au moins momentanément, et malgré sa nature récalcitrante au souvenir, une représentation suffisamment précise pour permettre son entendement, sinon son explication.
Ces peintures présentent des personnes toutes entières impliquées dans une situation éminemment paradoxale puisqu’elles parlent en silence. Les saints et les saintes semblent abîmés dans un échange dont les termes restent indicibles, propres en cela à résonner avec justesse dans l’espace sacré du d/ieu, où toute manifestation ne saurait se réduire à un seul sens, ne saurait même se déployer dans un nombre quantifiable de significations, ne saurait qu’épouser le silence infiniment, seule matrice à la fois vierge et porteuse de toute mesure signifiante. Cet exercice contradictoire, que l’on pourrait imaginer éprouvant, suscite pourtant, si l’on observe la profondeur béante et surnaturelle des sentiments qui émanent des visages figurés par le peintre vénitien, un transport qui se présente à nous comme enviable, et dès lors tendrement douloureux, car la distance qui nous sépare d’un tel enchantement n’est pas de nature à être franchie.
Cette qualité paradoxale d’une conversation sans mots, telle que je la trouve représentée sur le retable, révèle, par analogie, et c’est cela qui me saisit si durablement, une dimension prégnante de mon enfance considérée dans les moments dits familiaux, à savoir les soirées, et plus précisément les repas. Sans que j’en eusse conscience, j’ai été, dès mon plus jeune âge, impliqué dans l’exercice répété de discussions silencieuses, lesquelles, pour autant, à la différence notable des conversations saintes, ne provoquaient pas cette satiété spirituelle dont témoignent les figures belliniennes. J’y ai fait, soir après soir, l’apprentissage excellent d’une lecture périlleuse dont l’objet ne se laisse saisir qu’à la faveur d’une intuition qui demande à être longuement aiguisée sur les arêtes de nombreuses faillites ; cet objet d’un difficile discernement, c’est l’ensemble des relations qui unissent les uns et les autres, les autres et les choses, les choses et les uns, auquel tient la teneur de la substance même dont nous sommes faits ; instances changeantes, fragiles et mystérieuses, d’une abyssale complexité, à la fois fondatrices du plus intime en nous-mêmes et fuyantes, déployées vers d’incontrôlables altérités, sans auteurs véritables ni possibilité de gouvernement définitif, sans cause ni fin précises, les relations trouvent à l’ordinaire une forme dans laquelle se mouler un tant soit peu et se présenter à notre raison avec l’apparence d’une relative compréhensibilité, et ce, par l’usage plus ou moins heureux de la langue ; mais dès lors que nulle parole ne circule pour en expliciter, même partiellement, la nature, elles se donnent à la personne, et plus encore si elle est un enfant, comme écheveau indiscernable d’enjeux et de consistances au sein duquel il s’avère impossible de déambuler sereinement si bien que, au lieu d’être effacées dans le silence qui, d’une certaine façon, les nie, les relations qui unissent les personnes envahissent le champ des consciences sous la forme d’une énigme oppressante. L’enfant jeté dans un tel environnement, dont le caractère hostile en lui-même demeure de plus indiscernable, car appréhendé depuis la naissance en tant que nature qu’aucun élément tiers ne relativise encore, se trouve contraint de développer un sens aigu des liens, de leurs raisons et de leurs couleurs affectives en fonction desquels s’agencent les gens et les objets autour de lui, un peu comme un amputé de la jambe, dans l’apprentissage du maniement d’une prothèse, développe une expertise au sujet des processus qui gouvernent l’acte de marcher là où, pour la plupart des gens, ce geste, acquis dans la primeur d’un âge qu’aucun souvenir ne porte à la conscience, reste comme allant de soi.
Le retable de San Zaccaria, par-delà les innombrables qualités qui le distinguent, m’intéresse pour cela qu’il présente un espace de relations dont les termes semblent être pleinement accordés. Les liens qui relient les personnes n’y sont plus soumis, comme nous le sommes si fréquemment, à l’obligation d’un devenir chaotique. Dans le territoire de la peinture, le réel de l’expérience humaine, par essence incontrôlable, paraît saisi, en totalité, sous l’autorité d’une raison dont la puissance est suffisante pour réaliser la concordance complexe des harmoniques inhérentes à chaque individualité, sans pour autant figer quoi que ce soit des libertés et des consciences – il n’est qu’à voir, pour s’en convaincre, le visage soucieux de Saint Pierre ou l’application studieuse de Sainte Catherine. Autrement dit, la peinture de Bellini constitue une utopie d’un lien social à la source de laquelle je rassasie ma soif enfantine d’un monde enfin compréhensible et harmonieux. Ce qui ne signifie pas que j’y trouve un motif dont le mystère du sens de nos vies serait évacué, non, l’énigme y reste fondamentale en ce qu’elle est agencée dans une vision raisonnée, de sorte qu’elle n’envahit pas tout le champ de l’expérience et peut se livrer à notre entendement comme donnée insaisissable certes, mais aussi articulée avec les autres registres de notre existence.
Mon enfance a donc voulu que je sois cet adulte nécessairement voué à exercer une sensibilité propre à déterminer le jeu des relations selon lequel sont agencées, dans un environnement, les places de chacun des termes par rapport aux autres – nul doute que je peux discerner-là une cause de mon goût pour la langue dont la logique organisatrice est fondée sur un système d’opposition et de différenciation qui détermine le sens de chaque mot relativement aux autres – je pense pouvoir aussi y distinguer la nécessité qui m’a poussé à exercer le métier d’éducateur spécialisé, parce qu’il en va ainsi dans l’éducation d’un enfant qu’il construit une intelligence du monde par le repérage et la complexification des oppositions fondamentales entre vivant, inerte et mort, humain et non humain, masculin et féminin, adulte et enfant.
Outre l’écluse Saint Pierre, quatre passages permettent de traverser le Canal de Brienne : deux passerelles à l’usage des piétons et deux ponts que ceux-ci partagent avec la chienlit automobilistique. Le pont le plus proche de l’écluse, sans doute contemporain du creusement de la voie, porte l’assurance tranquille d’une vision du monde propre à la société d’Ancien Régime, quand les places de chacun semblaient encore irrémédiablement distribuées selon les décrets impénétrables d’un d/ieu que les écritures déclarées saintes par les autorités cléricales avaient qualifié d’amour et de miséricorde, poussant de la sorte le commun des mortels à se résigner à l’existence dans laquelle les contingences de sa naissance l’avait jeté puisque, à bien y réfléchir, il paraît pour le moins déraisonnable de remettre en question une décision portée par un d/ieu qui nous veut du bien même si, au premier regard, il n’est pas certain que le caractère parfois extrêmement pénible et misérable d’une vie humaine soit le fait d’un geste transcendentalement bienveillant.
Ce pont, constitué des briques rouges qui valent à Toulouse la dénomination de ville rose – briques dont parfois je me lasse jusqu’à l’écœurement tant les municipalités successives font montre d’une même lâcheté crasse quant à leur politique d’aménagement urbain, se contentant de pérenniser, année après année, des projets immobiliers particulièrement détestables qui voient de paresseuses architectures vaguement néo-classiques s’orner de fausses briques collées, lesquels, par conséquent, dénaturent et amoindrissent la force évocatrice des édifices anciens, là où, il me semble, on peut imaginer sans peine que des projets novateurs trouveraient à dialoguer avec, et mettre ainsi en valeur, les briques historiques de la ville morose –, enjambe l’eau du canal en une seule et douce voussure dont le beige grisé des claveaux appuie le dessin par contraste avec les tons chauds de la terre cuite qui le ceignent. On dirait que l’eau du Canal, dont l’empan des humeurs reste particulièrement réduit, surtout s’il vient à être comparé avec celui du fleuve Garonne non loin, mais dont il convient toutefois de préciser qu’il comprend des variations manifestes et multiples des plus émouvantes dès lors qu’on y porte une attention soutenue, s’est projetée dans cette courbe faible pour porter à même la profondeur d’un espace en trois dimensions l’équanimité du plan miroitant de sa surface.
En contrebas de l’édifice, du côté de l’ancienne Manufacture des tabacs, le chemin de promenade file avec la courbe que dessine la berge pour retrouver, après le rétrécissement dû au pont, sa ligne de fuite ordinaire, et délaisse un espace dont l’étendue, surplombée par le mur de briques du pont, commence d’un côté à la première inclinaison de la pente qui forcit ensuite vers la chaussée quelques mètres au-dessus, et se perd de l’autre côté, aux abords des galets qui revêtent le sol sous la voûte, dans une zone incertaine, tour à tour boueuse et poussiéreuse selon la saison, où s’efface le délinéament du sentier ; cet espace, sans doute longtemps vierge de tout ameublement, est aujourd’hui équipé d’une poubelle, d’un banc et d’un distributeur de sachets destinés au ramassage citoyen des déjections canines dont les propriétaires sont censés s’acquitter sitôt faites.
Ce moindre lieu provoque, chaque fois que je m’y trouve, mon sentiment que survient un événement. Il semblerait que les devenir de l’eau, du vent, des arbres, des joggers, des chiens et de leurs maîtres, et unanimement de chaque consistance impliquée dans la contingence que l’on nomme Canal de Brienne, trouvent-là à se ramasser, comme par l’effet d’une métonymie générale, pour contracter une ligne de fuite saisissante, abstraite et esthétique, dont la matérialité et l’agencement d’une poubelle, d’un banc et d’un distributeur de sachets disposés devant un mur de briques seraient la manifestation inattendue.
(à suivre…)
Texte : Julien Boutonnier
Sous son apparence mutique, la peinture peut parler et faire parler : les « bulles » des personnages, les phylactères invisibles, laissent passer des dialogues adressés à ceux qui veulent bien les apercevoir.
De même un canal au milieu d’une ville poursuit son chemin silencieux à la surface…
Le silence appelle!
Merci Dominique.
entre le silence du début et le pont de la fin du texte, je vois un lien évident, un chemin entre…
Entre le silence et le pont, l’eau, comme la littérature ou la peinture, reste cet événement miraculeux où se reflète un entendement du monde.
Merci Anna.