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Le creusement du Canal Saint Pierre fut décidé par les Etats de Languedoc lors de l’année 1760. L’inauguration officialisa la fin du chantier le 14 avril 1776. L’usage veut qu’aujourd’hui on nomme cet ouvrage du nom de l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, lequel fut à l’initiative de grands travaux publics qui transformèrent la ville à la fin du XVIII siècle.

Je voudrais, à l’image de ce monument fluvial que je foule chaque jour à la suite de mon chien, placer ce travail d’écriture sous l’autorité d’une même figure, non pas religieuse, mais artistique, non pas tant d’un saint donc que de sa représentation. Je voudrais que ce texte fût référencé à l’image de Saint Pierre dans le Retable de San Zaccaria.

A l’âge de vingt-quatre ans, tandis que par le truchement d’une cure psychanalytique je découvrais que je n’étais pas incurablement idiot, il m’a été donné de comprendre que j’étais issu d’une culture propre au continent Européen qui, riche des influences que son commerce incessant avec l’Afrique, l’Orient et l’Asie avaient suscitées, a produit des œuvres d’une beauté inlassable. Parmi les siècles, les arts, les écoles, mon goût s’est naturellement porté vers les peintres du Cinquecento vénitien ; et parmi ceux-là, Véronèse, Titien, Carpaccio, Giorgione, Lotto, il en est un dont les travaux m’éprouvent, et m’édifient, et m’accompagnent depuis lors, c’est Giovanni Bellini. Sans doute qu’un rapport douloureux à sa mère, analogue en quelque façon au mien, est une cause de mon inclination, relation dont il exprima les tourments au travers de l’exécution de nombreuses vierges à l’enfant, où s’expriment sans équivoque la mésentente, l’incompréhension voire le rejet, lesquels sentiments furent, à en croire l’historien de l’art Jean Paris, la consistance malheureuse de leur rencontre tout du long de leurs vies.

Nombreux sont les travaux du maître qui m’émerveillent, me happent et me transportent dans de longs états de réflexion rêveuse au cours desquels sensations et pensées semblent se stimuler au fil d’une trame lâche et poignante d’où affleure une présence vibrante dont je ne saurais préciser qui, du regardeur ou de la peinture, en est le sujet véritable. Parmi ces nombreux chefs d’œuvre, le Retable de San Zaccaria a ma préférence.

Devant une abside imposante, dans une loggia qu’une lumière, d’une grande douceur, d’une douce chaleur, traverse et semble imprégner comme un buvard, se tiennent, recueillis, autour du trône sur lequel siègent la Vierge et l’Enfant, de gauche à droite, Saint Pierre, Sainte Catherine, Sainte Lucie et Saint Jérôme. Au pied du trône, assis, un ange sans ailes joue distraitement de la viole. De part et d’autre de l’édifice, un paysage se laisse entr’apercevoir, un figuier, un ciel, des nuages, qui situent la sainte conversation dans un espace ouvert, certes séparé du commun, mais sis dans notre monde.

Saint Pierre, comme Saint Jérôme qui lui répond, se tient face à nous ; il est vêtu d’une tunique aux teintes mauves ornée de broderies dorées à l’encolure et aux revers des manches, et d’une toge ocre qui drape sa présence monumentale au premier plan de la composition. Il tient à la main gauche les clés, son attribut iconographique traditionnel, un livre sous le bras droit. Son visage à la barbe claire, son crâne largement dégarni, sont ceux d’un vieil homme, quoi que rien dans cette figure ne marque la faiblesse, bien au contraire, une force d’incarnation, une présence d’une rare densité évoquent des qualités opiniâtres. Son regard pourtant, s’il manifeste une détermination certaine, exprime une concentration dirigée sur la scrutation de l’intériorité. La lumière, latérale, qui éclaire la droite du visage et obombre l’autre, accentue la dichotomie de cette face partagée entre action et recueillement.

Ainsi Saint Pierre s’offre à notre curiosité et demeure pourtant secret. Il se présente à nous sans biais et, dans un même mouvement, se refuse à nous livrer la substance de sa méditation que son regard, sans aucun doute, s’il était porté vers nous, pourrait transmettre au moins partiellement. Cette ambivalence n’est pas pour peu dans l’intérêt que je lui porte et dans ce choix dont j’ai fait état précédemment, selon lequel je souhaite que ces textes qui m’occupent ces jours soient placés sous la tutelle de cette représentation picturale. S’il est une dimension qui m’occupe et que je recherche dans toute littérature, c’est cette épaisseur paradoxale d’une adresse qui s’offre sans ambages au lecteur de sorte à capter son attention, et reste simultanément sur la réserve, comme recelant un secret qui s’infuse à chaque interstice entre lettres, mots, paragraphes et chapitres. Ce suspens, cette impondérable retenue, constitue je crois le point d’ancrage d’un sens réel du texte, lequel résiderait nécessairement au dehors de l’écriture, dans un lieu sans localité, dans un temps sans durée ; sens réel qui ne serait pas à chercher d’ailleurs, tant il ne nous concerne pas, tant il serait vulgaire et vain de vouloir le saisir, tant sa fonction est, depuis son extériorité fondatrice, de donner consistance au texte qui en reste à la fois l’obligé et le garant.

Il est un territoire particulier dans la silhouette hiératique du Saint qui m’intéresse tout particulièrement et se trouve être en dernier ressort la cause de mon élection. Cette zone de fascination correspond à la tunique mauve de Pierre, au rendu de ce tissu sur son thorax, son épaule et son bras. Ici, la peinture cesse de se limiter à représenter les choses ; sans pour autant se défaire de sa vocation classique à évoquer un objet du monde sensible, elle se donne, de surcroît, dans une présence immédiate, sans relation nécessaire à quoi que ce soit qui se trouve en dehors d’elle, si bien qu’elle ne semble plus être un moyen mais une fin en soi, comme si rythme, couleur, texture, court-circuitaient le réseau des significations propres au langage pour qu’un silence qui ne doit rien à la sonorité trouve enfin lieu. Et je me souviens des mots qui vinrent à la voix quand, ouvrant mon beau livre censé présenter les grands maîtres de la peinture occidentale, je me penchai pour la première fois sur la reproduction de Saint Pierre, c’est le silence, dis-je, il est mauve.

Ce silence propre à la peinture, tel qu’il trouve à se manifester par l’entremise du génie de Bellini, est une butée puissante à la dispersion inhérente à l’exercice de la vie. Là, dans ces variations de la couleur dont les ressorts semblent obéir aux mêmes logiques inénarrables qui décident de la situation d’un caillou sur le chemin, ou de la forme d’un nuage, ou de l’instant qu’une feuille choisit pour chuter de l’arbre, dans cette atmosphère déchirante de beauté, où la matière reste indécise face aux sollicitations conjointes de la lumière et de l’ombre, comme si elle ne pouvait ni se résoudre à se dissoudre dans le jour qui entame son contour et la pénètre, ni acquiescer à l’étreinte de la nuit qui épaissit sa substance et lui offre de peser, là, ce silence innervé de paisibles et tragiques tensions est le théâtre d’une possible ressaisie de mon existence rendue au simple sentiment de ma présence, au simple sentiment que rien ne pourra jamais justifier ma présence, parce que celle-ci est à proprement parler injustifiable, qu’elle n’appelle donc pas l’élaboration d’un discours mais plutôt une douce implication dans les gestes de la rencontre, de l’amour et de la création.

Je voudrais que ces textes que j’écris tantôt soient un peu de cela, à l’image de ce livre peut-être, que porte Saint Pierre et qui, dirait-on, est issu de la seule matrice chromatique qui le ceint. Je voudrais écrire les textes de ce livre dans le territoire de la tunique de Saint Pierre, où selon mon bon plaisir coule le Canal de Brienne.

Texte : Julien Boutonnier
Image : Profil en travers du Canal de St Pierre
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