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canton Fribourg

“Me voilà dans ce pré, dans ce monde vert et blanc, un Eden où ne règne aucun bruit, aucun cri, aucune parole, un jardin où il n’y a même pas vraiment d’enfant, mais le corps astral d’une pensée d’enfant. Je suis dans le secret de mon propre intérieur, là où certains imaginent que je cache des lacs, des montagnes, un pâturage d’éternité. Je suis dans le mutisme de ma propre famille, dans son secret qui me laisse à demeure et me fige, dans l’indicible. Je suis dans la beauté des profondeurs ou des altitudes, là où on ne peut entendre qu’avec les yeux”, écrivit Anna Jouy hier, dans son “Peintre, regarde-moi … 4 : Au cœur de mes racines, l’universalité de l’art – Ferdinand Hodler, Adoration, étude concernant l’élu.

Mon regard latéral sur elle : Anna me touche par son amour de sa terre, sa ville, sa famille, bref : de ses racines. Son texte émouvant me fit me souvenir d’une belle journée en juillet 2014, quand elle m’emmena voir tous les lieux où elle avait habité depuis sa naissance.

Le matin, nous avons pris la route et vu la tombe de ses parents, tout près de sa maison.

Matran, parents

Puis nous sommes allés voir la ferme de ses grands-parents paternels et son oncle, l’homme formidable des cinq histoires sur ce blog des Cosaques, apparues sous le titre : Mon oncle. Nous avons vu le lieu des noces de ses parents, lieu aussi de son baptème. Puis ce fut le tour des maisons où elle a vécu avec ses parents, de son enfance jusqu’à la fin de son adolescence. On a vu que la fenêtre de sa chambre jusqu’à l’âge de sept ans, au-dessus de l’école de son père, était ouverte. Il faisait très beau ce jour-là, elle portait un chapeau de paille :
École VillariazFinalement elle m’a montré la maison où elle a éduqué ses deux fils, une maison solitaire dans un grand pré à côté d’un orme énorme, un des derniers de Suisse, emportés qu’ils furent par une maladie dévastatrice.
Quand on rentrait, on avait roulé quelques cent kilomètres par des routes tortueuses, montant et descendant les collines, parfois les contournant.
Nous avions marqué cette tournée quasi-circulaire sur une carte régionale. J’ai pris une règle. Le diamètre du presque-cercle, vu du ciel, était 25 kilomètres. J’étais ému. Dans ce petit cercle se trouvent les racines de l’imagination sans bornes d’Anna Jouy. Dans sa tête, elle parcourt le monde entier.

la chaumine

Pendant toute cette journée, moi, venu d’un pays plat, j’ai pensé : “ici je n’ai vu nulle part un seul mètre carré horizontal, sauf pour les terrains de football… Quelle énergie ont ces Suisses” et la pensée m’est venue qu’il y a une mystérieuse ressemblance entre les Suisses et les Hollandais: Ces gens ont créé leurs terres de leurs propres mains. Les Hollandais les ont dépêtrés de la mer, les Suisses des forêts de la montagne.

Ça explique peut-être leur caractère similaire et suggère pourquoi le principe de la République des sept provinces-unies des Pays-Bas ( 1588-1795) ressemble si remarquablement à celui de la Conféderation suisse des vingt-six cantons. Les Hollandais et les Suisses n’aiment pas avoir un gouvernement central. Ils ne veulent pas d’un chef d’état. Deux petits pays fiers qui font du commerce avec tous les pays du monde et parlent leurs langues.

De nature, repliés sur eux-mêmes mais cosmopolites, emprisonnés mais pourtant libres, ils sont des autochtones dépaysés, quelle étrange dualité… Voir l’ À propos de ce blog.

Donc j’ai invité Anna à venir aux Pays Bas pour faire une tournée ancestrale similaire et pour découvrir aussi La Haye, Scheveningue et Amsterdam.  Elle fut mise en conditions par un traitement de harengs crus, de kroketten et d’un rijsttafel javanais. Pendant les jours suivants elle vit mis à part Vermeer, Rembrandt et le Panorama Mesdag, la tombe de mes grands-parents (chez lesquels je vais loger un jour -espérons dans un lointain futur- comme je l’ai fait très souvent quand j’étais jeune), et les terres et les fermes de mes ancêtres du 17ème siècle dont j’ai parlé un peu dans mon Regard latéral 3, donc dans le Beemster et le Haut Beets.

Chez moi j’ai montré à Anna trois peintures de Karel Delfos (1944-1995). C’était un ami qui sentait instinctivement l’importance de mes racines, aussi bien que mon sentiment d’être un dépaysé. La dualité de mes envies et de mes empêchements. C’était un homme inapprivoisable et il se reconnut en moi. Par solidarité, il me laissa acheter son “Dressage impossible”, qu’il n’avait jamais voulu vendre, oeuvre montrant dans le décor d’un polder sa femme le tenant sur une corde. “Le poisson, c’est moi !”, me dit-il.

Dressage impossible

Je lui avais montré les terres de mes ancêtres et demandé de peindre ses impressions pour moi. Il fit une grande peinture de 130x130cms, et me la montra peu avant de la finir en me demandant ce que j’en pensais. Je vis un grand taureau flottant dans l’air au-dessus des prés du Beemster, le Haut Beets visible dans le lointain. “Hein, un taureau Hollandais Volant ?” , lui fis-je remarquer. Je n’aurais pas dû dire ça. Quand il me livra la peinture finie, le taureau se trouvait sur des supports d’acier, comme si l’animal se trouvait encore au niveau de l’eau quand le Beemster était encore un lac.

Le tableau se trouve dans le corridor de mon appartement. Anna Jouy le vit et remarqua immédiatement qu’il y avait une certaine ressemblance avec un taureau suisse peint par Hodler en 1878. Oh, comme les vaches, le lait et les fromages unissent la Suisse et la Hollande, amusante parenté !

Beemster et BeetsKarel Delfos

Ferdinand Hodler le taureau 1878Ferdinand Hodler

La dernière peinture que Karel Delfos voulait me faire, peu avant sa mort prématurée à cause d’une grave maladie serait, annonça-t-il, mon portrait. Je n’avais aucune idée de ce qu’il allait faire mais je savais qu’il me réservait une surprise. Et comment… Il avait combiné mes racines hollandaises à mon sentiment rêveur, dépaysé. Sur le dos il avait écrit : “Droomtuin”, Jardin de rêves.

Jardin de rêves

Nos racines, nos rêves, une forme d’état d’esprit qui nous unit …

 

Texte : Jan Doets
Images : elles peuvent être agrandies par cliquer dessus

reprise de 20 août 2014