Il y a deux ans.
Alors, alors bien sûr dans les fraîcheurs d’automne, la douce poussée des champignons, les bons, les vénéneux, avec les petites couleurs changeantes de l’air qui refroidit et les transformations du ciel, le feu qui nous soudoie et le chat qui rejoint le fauteuil de l’autre versant de son temps, il y a la mémoire.
Les souvenirs affluent. En noir et blanc ou vieux sépias, polaroids éteins ou celles sursaturées, toutes les photos du temps s’étalent sur la table. Elles viennent occuper l’esprit, les images, empreintes du temps passé, semblant tombées d’un arbre, d’une généalogie confuse, comme feuilles mortes de saison amorcée, la saison des pensées et du rebours des fleurs.
Il y a quatre ans et demi.
C’était un autre espace, l’instant d’un chant de terre, tout à l’effort, juste au sortir du gel, l’heure d’une aube plus généreuse préparant mille calices en attente d’offrandes, petit printemps à émouvoir les sexes et, là aussi, des champignons, les bons, les vénéneux, courants sous les futaies et sur la douce lande.
Les souvenirs encore plus insistants, les cartons de photos s’ouvrirent à ce moment. Lui, encore là, avec l’eau des sanglots tombant sur les clichés qui racontent l’histoire.
(J’amorce.
Nous avons ici à conjuguer des mots qui se cherchent un devenir tout nu. Ils ont tous les atours qui fabriquent la phrase pour jeter l’émotion sur la page qui narre. Vieux système d’un désir qui oriente sa plume. Nous verrons bien venir, dans la suite, peut-être, tout ce qui soulage ou tout ce qui augmente. Je ne relirai que pour le seul souci de la ponctuation.)
Il y a le temps, derrière.
Elle, une fille d’exil, d’une famille de l’Est déjà sur des routes honteuses, avant la tourmente mondiale. Lui, encore presque un enfant, de l’Est aussi, arraché à sa terre, et revenu, lourd de sa peau sur les os, de là d’où peu reviennent. Ils se sont trouvés, ces deux-là, quand les hommes voulurent voir et reconnaître ensemble tous les os calcinés. On l’a dit d’une autre époque, dans celle évoquée c’est toute l’humanité redoublant, “c’était un temps déraisonnable”.
Il n’y a pas de décor.
Impossible à penser, sinon, avec le grain jauni d’une image, tenter de projeter un film. Va savoir s’ils s’aimaient ? Va connaître leur lien, de paille ou bien d’acier ? Ils se tenaient la taille. Est-ce assez ? Ce fût assez pour qu’il y eût Enfants. Ils se sont aimés certainement, comme après une perte ! Après toutes les faims, toutes les soifs de tous, qui ne demandaient rien, seulement finir l’enfance comme un premier bouton défait sous les yeux du soleil. Après l’aveuglante torture infligée à la terre, ils se sont aimés, rien d’autre à faire alors, quand ils durent relever la tête et s’inventer un monde.
C’est la première fois que j’y pense vraiment, avec tout le concours de mon imagination, vive et tremblante, vénéneuse parfois comme certains champignons offrant leurs sourires rouges, avec un bref clin d’œil, la première fois que j’y pense, à leur premier regard. Qu’est-ce que je pense quand je pense aux baisers qu’ils donnèrent aux baisers qu’ils reçurent ? Puisqu’ils eurent des Enfants, il y eût de l’Amour.
Il y a le sujet.
C’est parce qu’ils ne sont plus.
Il y a ce qui reste.
Je regarde la photo. Vous ne la verrez pas, c’est mon incontournable pouvoir et puis je ne veux pas déranger leurs ombres plus que nécessaire. Deux êtres, ailleurs, dans ce lointain si proche. Je regarde la photo. Elle s’anime et déroule, dans cet instant qui court, le petit film d’une petite vie à jouer et apprendre à leurs côtés, sous les yeux tendres et rugueux de ceux qui ont vu le désastre. Eux, qui furent mon tout premier bâton, le premier que l’on coupe pour faire le tout premier voyage.
Aujourd’hui.
Le “peu des mots” sous le manteau du deuil.
Texte : Zakane
Photo: Emilian Chirila
La pudeur et la retenue parcourent ce texte et lui insufflent l’élégance des sentiments.