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lettre 2

L’été approche, les jours sont longs maintenant. Il fait beau. Je t’écris de la terrasse. Tu sais où je loge. Ce n’est pas un endroit d’exception et je n’imagine personne rêver d’y exister. Exister, verbe d’action: faire la vie.

Ce n’est pas un endroit qui pourrait être un but de voyage, donner une envie de venir voir. De venir y voir. Vers cet ici-là, on ne se déplace que pour des raisons d’obligations souterraines, des soubassements d’intention, voire de passage. Une halte sur un chemin. D’ailleurs, il me vint un temps à l’idée d’y abriter nuitamment des pèlerins. Ce serait situé, et je l’ai vu de mes yeux, sur une ligne fléchée vers Santiago de Compostela. Tu sais que j’y ai un peu d’espace, pour des raisons de libération des autres prisonniers et donc qu’ici, si le corps ne vaque pas à grand chose, l’esprit à la place d’y faire son trou. Et je songe…

Je pense souvent aux voyages. J’aimerais voir. Souvent oui, je me plains de solitude mais dans mes rêves, les choses à voir ne seraient en fait que des paysages, des terres, des eaux, des sols et des météorologies. Je ne rêve pas de bars bruyants, de ruelles pleines, de presse, de véhicules. Je rêve d’une solitude qui serait à même de voyager, de se téléporter, de se décaler vers d’autres identiques états solitaires mais ornés de vraies splendeurs.

Parfois, en y réfléchissant plus sérieusement, je constate que le silence du monde est le seul endroit que je voudrais connaître. Je voudrais une solitude migrante, une solitude de pas, lente et pourtant mobile, rampante même s’il le fallait. Une solitude qui aurait le temps, qui serait un monde sans monde.

Jamais, en prenant n’importe quel vol, je n’atteindrai ces zones qui m’appellent. J’aboutirais dans une ville, une capitale dont je serais bien incapable de dépasser les bornes. Je suis donc une nomade contrariée. Je pense sincèrement que celui qui se met comme moi à décrire sa chambre,-écrire donc-, est un très vieil hominidé pousseur de troupeaux, fileur de steppes, un barbare que chasse une envie d’ailleurs et d’autres horizons. Certains en fait le font «pour de vrai». Ils mettent au sol leur nature, ils réalisent la métaphore et gravent le voyage. Ils font la route. Mais y a-t-il entre eux et moi, une différence si grande?

Je loge ici. Ce n’est pas forcément le but d’une errance que d’avoir sur soi, autour, cette conque où résonnent tant de vieux souvenirs, de restes figés, de vies statufiées, un cénotaphe gratte-ciel. L’autisme est une forme évoluée de la nacre et de la chitine. J’ai beaucoup appris du monde en intégrant le pas de l’insecte, la reptation des chenilles, l’amalgame des poussières. J’ai porté ma ténacité d’admiration et d’émerveillement sur ces aspects inamovibles, ma Terre enclose. Et j’ai trouvé là tous les points communs qui cousent chaque ailleurs nu à mon aire paralytique.

Que dire alors des hommes que je ne croise jamais, qui sont si différents, qui parlent autrement, qui mangent et dorment autrement…? Je me pense simplement très pareille. Il y a des variations mais l’essentiel est identiques n’est-ce pas.

Pourtant, pourtant oui, quelque chose me manque… Véritable carence. Me manque cet espace si autre, si différent qu’est un regard, cette unique profondeur de chaque être et qu’on pressent et désire ardemment connaître et visiter aussi. Là- dedans, je voudrais aller. Je n’ai que l’élucubration d’une hypothèse, l’irrationnelle question de l’autre, de l’altérité et de la différence. Même mon voisin reste une énigme, un jeu de rôle que toutes mes explorations intérieures ne parviendront jamais à résoudre et voir aboutir…

Je suis sur ma terrasse. Déjà, le train de fourmis laborieuses traverse le désert de béton, des colonnes de porteurs nègres transbahutant mes bagages d’exploratrice… Déjà les Spitfire de l’armée des Indes orientales pilonnent la tarte aux pommes…Déjà un volcan vient d’exploser dans le rosier grimpant… Déjà je ferme les yeux et te cherche.

Texte : Anna Jouy