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pour les cosaques - 27 - les cônes

C’est descendre du bus, d’une auto, d’une voiture blanche, sur l’esplanade, entre les groupes d’arbres, et avancer vers les larges troncs de cônes renversés qui soutiennent le bâtiment, passer entre leur robustesse avec les autres, des femmes surtout, parfois, rarement, seules, ou vieilles femmes effacées sous le regard attentif de femmes mures, femmes tenant le bras de veillards, femmes et enfants, quelques femmes aussi sur lesquelles veille un homme, et pénétrer la façade vitrée, entrer dans le vaste espace de gestes mesurés, de paroles rares, timides, chuchotées, attendre dans cette humanité mutante où ce sont ceux qui d’ordinaire, dans un restaurant, une fête, s’attirent, par la force de leur voix, les regards étonnés, résignés, tranquillement effaceurs, des autres, de ceux qui, ici, sûrs d’être, même désagréablement, à leur place, légitimes, n’infléchissant que fort peu la tonalité de leurs phrases, la matifiant légèrement, juste pour s’adapter inconsciemment à la résonance de l’espace, s’entendent brusquement occuper tout cet espace et laissent mourir leur phrase avec une ébauche de sourire. C’est être là, observer, écouter, discrètement, pour ne pas gêner ces intimités juxtaposées, attendre, suivre les interminables couloirs où chacun a un but.

Ce serait sentir en soi, en l’inquiétude de sa chair, en la douleur parfois qui s’éveille, ou qui est tapie dans votre imagination, sous la surface de nos visages qui se tentent neutres, des sourires polis, un peu plus nus parfois qu’hors de ce bâtiment, les cônes qui pénètrent sous les dalles par les escaliers, descendent vers des sous-sols équipés, fouillent les chairs, creusent les pensées qui tournent en rond sous les quelques phrases détachées, et les gestes des êtres en blanc, attentivement, au delà de leur finalité apparente, de leur banalité souvent, accompagnent la pénétration, le tâtonement du forage, la recherche… descente, pénétration, tâtonement qui sont aussi dans les regards, dans les yeux quand le contrôle se relache, et les cônes se font pointus jusqu’à reposer, peser, quand ils y arrivent, sur le dernier sol, le noeud, le point de la douleur.

Ce serait sortir, s’arrêter un instant, lestée d’un rendez-vous, de mots, d’un soulagement ou d’une inquiétude modifiée, écoutant avec une impatience masquée les mots de l’accompagnatrice quand vous en avez une, et regarder là, entre les cônes qui ont perdu leur pointe perforatrice, s’ouvrir l’espace, les arbres, la lumière d’une fin d’après-midi, le monde quotidien.

Texte : Brigitte Celerier
Photo : Entrée de l’hôpital d’Avignon