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Val

C’est la maison de la sœur de l’ogresse.

Quand le fils de l’ogresse revient dans le Sud, c’est comme le retour du fils prodigue. On lui fait fête, on l’embrasse, on le nourrit, on le baigne dans des bains parfumés, on lave son linge, on lui fait prendre l’air de la colline. On lui fait faire la tournée des grands ogres. Docile et doux, le fils de l’ogresse se laisse faire. Il demande à voir sa tante. On ne lui refuse rien. La sœur ogresse habite une maison au Val, à moins d’une heure de route.

Elle les invite à déjeuner sur le pouce. Sur le pouce d’une ogresse, s’entend, ce qui n’est pas rien. Pourtant, elle dit qu’ils auraient dû les prévenir, qu’elle a fait avec les moyens du bord, c’est-à-dire pas grand chose, presque rien. La sœur ogresse, longiligne et liane aux longs cheveux acajou, ne ressemble pas du tout à l’ogresse. Elle les accueille au portail avec Bonnie, la sainte-bernarde bonnarde et nounou des enfants

On traverse un jardin tout vert où certains arbres tiennent encore debout grâce aux allumettes de la sœur ogresse magicienne. Ainsi, au bout de l’allée, un vénérable sapin, qui a résisté à toutes les tempêtes et catastrophes, menace de s’écrouler. C’est le miracle de la sœur ogresse de faire un repas d’ogre avec rien et de faire tenir debout un arbre avec des branches allumettes en corolle autour du tronc. L’arbre se tient debout entre l’atelier et la maison.

(L’atelier : là où devrait travailler la sœur ogresse magicienne et peintre. Car elle peignait de merveilleuses créatures qui, lorsqu’on s’approchait de la toile révélaient d’autres merveilles minuscules qui en cachaient d’autres encore à l’intérieur comme dans une mise en abyme vertigineuse.)

Mais on n’a plus le droit d’entrer dans l’atelier. De toute façon, il n’y a rien d’intéressant à voir, dit-elle. Elle ne peint plus, n’a plus le temps (temps plus ogre que les ogresses, soit dit en passant). Elle doit s’occuper du jardin et du potager, la sœur ogresse magicienne peintre et nourricière. Car elle nourrit ses filles ogresses ainsi que les chats –plutôt les chats de ses filles – et les poissons du bassin et Bonnie. Elle a sept filles et sept chats, comme dans les contes, ce n’est pas rien à nourrir. Alors elle s’oublie un peu, elle. L’ogresse nourricière ne se nourrit plus, ni elle ni sa peinture.

Pour l’heure, elle a préparé un repas avec « rien » pour son neveu revenu de Paris et sa sœur. Les filles ne sont pas là – les plus grandes ne vivent plus dans la maison et les petites sont en vacances dans la maison au mimosa, la maison des grands-parents ogres. Aujourd’hui, on ne voit que deux chats. Bonnie n’entre pas dans la maison, à moins que la sœur ogresse lui dise « Votre honneur » en faisant la révérence. Bonnie veille à côté du bassin un œil sur les poissons, l’autre sur ce qui passe dans la cuisine. La sœur ogresse a eu le temps de cuisiner des pommes de terre au four, des brocolis pour accompagner le jambon et sept petits clafoutis aux cerises, vite fait et bon, dit-elle et avant de repartir elle insistera pour qu’on prenne ceux qui n’ont pas été dévorés, pour le goûter dit-elle.

Dans le salon de la maison où poussent les fleurs et les enfants, il y a un billard sur lequel chatoient dans la lumière des tissus légers et colorés et des voiles dorés. Ce sont de futurs saris pour de minuscules danseuses de cinq à sept ans. Car l’ogresse nourricière donne des cours de danse aux enfants du village. Elle prépare un spectacle oriental. Alanguie, allongée à l’horizontale sur le rebord de la cheminée, une danseuse thaïlandaise argentée écoute en souriant les explications de l’ogresse liane danseuse d’enfants. Au-dessus de la cheminée, une grande toile d’un bleu très nuit sur le fond duquel s’élève une femme montagne d’un blanc éclatant. Tout le monde aime ce tableau peint par la sœur ogresse magicienne peintre femme montagne. Déjà il faut partir de cette maison dans laquelle des enfants et des fleurs ont poussé comme de mauvaises herbes…

Une autre maison attend le fils prodigue.

Texte : Christine Zottele