Le jour est rond comme un pain. J’avance d’un pas long et tranquille. Je suis dans mon sang, dans mes pas, dans la pression du talon sur le sol qui fait circuler le sang et la vie bien plus haut que le cœur, jusqu’aux nuages.
Devant, Kiwi danse dans les hautes herbes. Mon bon vieux chien va bon train et de guingois. Lorsqu’à un croisement il se retourne, son bel œil valide me dit qu’il ne m’abandonne pas, qu’il m’accompagne encore un petit bout de chemin, simplement je choisis. Je prends celui à gauche qui monte en pente douce sur la colline, pour ménager son cœur ; je ne me résigne pas à lui mettre la laisse, comme l’a prescrit le vétérinaire. Il mourra en pleine course avec le vent.
Sainte-Victoire est froide et hautaine aujourd’hui, elle a mis sa robe de cérémonie blanche et gris perle et découpe le bleu du ciel de sa lame effilée avec le soin qu’il convient à un dessert trop raffiné. C’est le parent noble invité au mariage de la terre et du printemps, mais en son for intérieur elle prévoit que l’union sera brève, passionnée et féconde de catastrophes en cette année des treize lunes.
La tramontane me pousse du bon côté, c’est à peine si les effluves des genêts parviennent à me restituer l’or de mon enfance. Je grimpe et j’ai tout mon temps. Arrivés au sommet, le vent s’est calmé, un océan végétal respire à nos pieds. Kiwi halète dangereusement, une halte s’impose; aucune idée, aucun souvenir ne me traversent, juste les nuages en deux fronts: très haut, une procession de jeunes filles en dentelles effilochées, à la fois légères et solennelles, glissant comme des sylphides, plus bas des cumulus belliqueux s’en vont en guerre et déverseront leur colère plus loin à l’est.
Je n’attends rien du ciel et j’accepte ses caprices, comme ceux d’un très jeune enfant. Comme c’est simple ici, je bois de l’eau, j’en donne un peu à Kiwi. Je pense à Giono : « La vie, c’est de l’eau. Mollis le creux de la main, tu la gardes. Serre le poing, tu la perds. »
Le matin est rond comme un pain et cela me donne faim. Je sors un quignon de pain, un bout de fromage, me mets à croquer et mastiquer lentement des pensées douces amères. Le ciel me regarde de ses yeux bleus, et moi j’observe ses états d’âme. Bientôt la situation se renverse, nos deux corps plaqués l’un contre l’autre s’interpénètrent, s’interprètent de mille manières.
Maintenant, c’est ta voix qui me parvient. Jalouse, tu ne l’as jamais été, pas du ciel en tous cas, peut-être de la mer. C’est toi qui aurais dû être ma veuve, toi qui savais réagir en toutes circonstances. Tu avais gommé toute aspiration frivole – de ces coquetteries de femme tu ne portais que ton beau visage sans fard et sans masque et la bague que je t’avais offerte avant ma première traversée, c’était une aigue-marine, cadeau un peu cruel à une terrienne, je ne pensais alors qu’à ma chère liberté et je suis bien avancé maintenant qu’elle est ma dernière compagne ; ton plaisir et ton bonheur, c’était de rendre heureux tes deux hommes, ton fils et moi.
Oh Marthe, tu avais réussi et nous tentions de notre mieux de te gâter lorsque tu étais malade, peut-être encore une de tes ruses pour que l’on se sente utile, à l’euphorie inquiète de te soigner de te choyer. Tu nous régalais de tartes sucrées comme ton regard ou de chansons tristes comme l’éternité. Je te peins avec les couleurs délavées du temps qui passe, comme une sainte que tu n’étais pas, ou alors une sainte diablesse, car si tu goûtais aux caresses du vent et du soleil, tu appréciais aussi l’offrande de l’homme qui frappait à ta porte pendant que je courais après des chimères.
Marthe, tu me manques, je n’ai jamais eu ta sagesse de solide paysanne, peut-être ai-je lu trop de livres et ce doute perpétuel qui siège en moi depuis que tu es partie, est le prix à payer pour gagner cette quiétude que tu avais jusqu’ à la fin.
Tu m’accompagnes et tu me regardes en souriant, d’où tu es, je dois ressembler à une fourmi minuscule qui engrange encore quelques souvenirs pour la dernière saison à venir, celle où les muscles deviennent sourds, où les articulations ont du mal à joindre les deux bouts, et où l’âme alerte et agile aspire à de plus hautes cimes.
Il commence à faire chaud, on va redescendre doucement par la forêt où règnent l’ombre des arbres et les odeurs. Kiwi sort du petit chemin et s’engage la truffe la première dans les fourrés. Ca craque, ça croustille, ça frémit et ça vit de tous côtés. En bas, le grand chemin nous rapproche des hommes. Rumeur de l’autoroute qui dit « Vite, vite, plus vite, rendez-vous important, le temps c’est de l’argent ». Est-ce que Pierre passera me voir ce week-end? Me donnera t-il des petits-enfants ? Lui aussi court après des illusions, une carrière, des richesses, un certain pouvoir, il ne sait pas encore que la vie est ronde comme un pain.
J’entends la trompette du Marcel, la Rosemonde supporte toujours aussi mal le son aigre de l’instrument, alors il vient s’isoler ici, face au Concors et à la Trévaresse, souffler l’ineffable aux dieux et aux âmes voyageuses qui viennent se reposer ou se distraire des petits malheurs des mortels. C’est « Oh when the saints » qu’il joue allègrement en me voyant passer. Je lui fais signe de la main et sans cesser de jouer, il me sourit des yeux. « Passe à la maison ce soir j’ai ramassé des asperges sauvages ce matin, amène un de tes fromages de chèvre… »
Nous continuons vers le parc des sports. Nous croisons deux hommes en survêtement qui courent pour la forme, ils sont bronzés de certitudes et piétinent les coquelicots cramoisis de douleur. Allons, Kiwi, rentrons lentement à la maison, la vie est simple et ronde comme un pain.
Texte: Christine Zottele (premier prix de la Nouvelle en Mille Mots [Fréjus] en 1995) . Apparu sur ce site des cosaques le 10 janvier 2014.
brigetoun a dit:
oh le beau cadeau pour me réveiller (en fait crains de me rendormir pour en rêver, revivre ces sensations)
annaj a dit:
excellentes ces saveurs.., régal! merci
czottele a dit:
heureuse Brigitte que ce texte vous plaise: j’ai une grande tendresse pour lui pour de nombreuses raisons (suis passée non loin de chez vous aujourd’hui – stage d’art postal à Tarascon – et me perdant au retour, ne reconnaissant rien, j’ai fini par me diriger vers la seule ville que je connaissais: la vôtre…
brigetoun a dit:
ville phare – bon ben je vais vite la voir (un concert)
Isabelle Pariente-Butterlin a dit:
Quel refrain joyeux à garder en tête … !
laurent domergue a dit:
C’est bon comme le Pain , dommage quand il ne reste que les miettes …!!!
Dominique Hasselmann a dit:
Belle balade avec ce chien fidèle…
anna a dit:
je dévore… odeur craquante, vie qui lève,..