lièvre mort, by l'apatride -1  Blog

Un regard par la fenêtre puis le cri, devant l’horreur là-bas, à quelques mètres à peine…

Pas de doute, c’est bien la chemise qu’il portait hier, c’est bien sa silhouette à lui étalée là, par terre, toute raide, la peau verte glacée qui craquelle, le visage mangé de terre, regard figé au fond de ses yeux noirs de gouffre, noirs de nuit définitive.

Quand je l’ai ramassé, la terre était encore fraîche, humide de la bruine du petit matin.
À la vue du cadavre, le souffle me manque, les larmes et la salive aussi.
Que faire ? Le laisser là, par terre, comme une offrande aux fourmis, aux loups errants ?

Que devrais-je ressentir ? Rien ? Rien du tout ? Vraiment ? Aucun souvenir ? Pas une bribe ne revient pour l’instant ? Absolument rien ? Pas même un nom ? Seulement cette odeur ? Celle de la terre me soulevant le ventre jusqu’au cœur, à même ce curieux désir de creuser un trou assez profond pour y jeter cet homme et son histoire sans intérêt, homme dont la voix en ce jour s’apprête à rejoindre l’oubli, homme d’un rire qui n’est plus, d’un cri sans souffle, d’un silence sans fin, homme tu, nu comme un ver recouvert de terre d’ombre brûlée.

Ne reste plus que les mains pour creuser sous la pluie des heures pleines de boue.
Me voilà ainsi à genoux, dans le froid, au centre nerveux d’un cratère, impact de mon angoisse au cœur du néant, néant d’avant la vie, d’avant le nom qu’il a toujours refusé d’incarner.

L’apatride n’a jamais eu besoin de son nom. Je crois même qu’il l’ignorait. À quoi sert un nom quand il n’y a personne pour vous interpeller ? À signer des poèmes ? Mais aussitôt le moindre vers écrit, l’apatride se torchait avec et repartait dans son errance sauvage. Seul l’acte lui était nécessaire. Ses mots étaient dénués du désir d’adresser. L’écriture pour lui n’avait ni plus ni moins d’importance que le besoin de manger, de dormir, de chier…

Son vœu le plus cher était de disparaître discrètement lui qui avait si peur d’encombrer, encombrer de ses pas le sol, encombrer de ses contemplations le ciel étoilé, encombrer de sa pensée le silence de la forêt… Il trouvait même son corps encombrant pour le monde et souhaitait finir comme n’importe quelle charogne.

Aujourd’hui, l’apatride est mort comme un lièvre dans le champ.

À côté du corps, j’ai trouvé ces mots, probablement écrits avec un peu de sa salive et de son sang :

la langue, sons et signatures de toujours

vers cet homme qui n’est plus car d’un autre centenaire
pour cette femme aux pas légers de 9 décennies.

sons et bruits de lointains aurores
souvenirs d’hiver pour un horizon qui se lève.

langues des souvenirs de chacun
hier encore en tête
un matin de printemps aujourd’hui
un matin humide d’ici
un matin humide d’une cheminée qui s’éveille
un matin encore en odeurs de nuit
à faire tenir la tasse ébréchée des jours,
ce bol joyeux d’un café au parfum de miel.

un matin de ces habitudes d’avant l’aube,
mythes et saisons indochines…

d’un océan de Monde et de Sujet :

la langue.

un testament des vertus…
ceux d’un vivant en succession

de cet honneur, de cette ambition
d’être parenté de ses ancêtres
et enfanté de sa descendance.

un testament étreint parmi d’autres
un sourire de lune à chaque début du jour.
un là-bas d’une écorce de langue
à jamais sonore d’un écho

une enchère de mots
 
histoires indigènes annamites
rizières et légendes d’un mythe
 
giboulées de moussons amères
en goût d’un piment des âmes
pour l’éternité de la mer
dans cette cordillère d’An Nam
.
un matin humide contre 10000 soucis du monde

 


Texte: Anh Mat
Image: “Lièvre mort”, peinture by l’apatride

(reprise de 15 septembre 2013, sur ce site)