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rue nuit

C’est vraiment le soir. Tu marches. La rue qu’il faut suivre, les stations de bus qu’il faut dépasser pour atteindre celle qui sera la tienne. Les murs verts et gris de la nuit, comme dans toutes ces villes de calcaire, bâties il y a longtemps, de molasse et de falaise, et qui sont vertes et d’une sinistre beauté quand il pleut et qu’elles retournent ainsi mystérieuses à leur rivière.

Tu marches, tu as froid, il me semble. Tu as toujours eu froid quand la peur te serre contre toi-même, quand tu as cette sensation de monde ennemi, celui des ombres et des bruits qui éclatent toujours dans le dos, ces lâches.

Tu marches. Il pleut, tu as froid. Et peur et le bus est loin encore.

Dans ta tête en rond, ces consignes, les mises en garde de famille : tous les hommes te voudront du mal et ils ne songent qu’à ça. Tu es une fille et la peur est ta compagne. Tu ignores la forme de cette violence mais il y aura du mal, de la douleur ou de l’effroi, quelque chose de terrible qui t’attend dans cette nuit, qui n’est pas si profonde, qui n’est pas encore passée pourtant dans l’autre versant du jour. Tu te demandes pourquoi soudain le soir, quelqu’un te verrait mieux qu’au grand jour. Mais la nuit est une bête grouillante de monstres et tu y es.

C’est le parc, à ta droite. Le grand parc avec son nid d’arbres et cette espèce de bruissement continu des branches et de l’eau. Tu entends. Tu frissonnes. Il faut remonter ton col, il faut te serrer encore.

Et voilà. Il surgit.

C’est une sorte de carcasse humaine, son corps plié, si humble devant sa misère. Il a dû cent fois déjà faire allégeance. Jeune peut-être mais de combien de souffrances et d’aiguilles a-t-il gravé son calendrier ? Il pleut sur lui comme sur le reste du monde mais ça lui colle au ventre, aux habits, aux cheveux. Tu croises son regard, cette lumière en train de mourir qu’il couve sous une mèche blonde. Qui est-il ? D’où vient-il ?

Et dans les boucles de ta chevelure, les paroles grises et vertes de ta mère qui t’annonce et te prédit des falaises et des douleurs…

Tu essaies de dépasser le rythme déjà tendu de ton cœur. Il faut accélérer. Il faut encore tirer jusqu’au bout de l’avenue, la seule. Longer les espaces vides des magasins fermés et l’absence humaine qui défigure ce trottoir, la nuit, quand il ne t’appartient plus ni à aucun être dehors.

Tu entends ce pas, ce pas qui n’a pas besoin de se forcer, qui marche calme, quelques sons dans ton dos et tu voudrais courir, courir et t’enfuir. Tu sens pourtant que ça ne te délivrera de rien et pas de lui non plus. Tu sens que même à ton plus grand écart de compas, tu ne sauras jamais prendre la bonne distance. Et déjà tu anticipes, tu sais que là-bas, il te faudra t’arrêter, il te faudra attendre l’arrivée du transporteur. Tu sais que tu devras te mettre dans l’abri et patienter et tu penses… Il sera là aussi. Il ne te lâchera pas. Le pouls bat chaque seconde. Tu sens ta peur taper au cœur

Voilà, c’est là. La place est vide, elle aussi. La ville s’est élaguée de tout, scène ouverte pour l’angoisse que tu dois vivre. Le drame est en route. Tu ne peux y croire, tant c’est incroyable. Est-ce un rêve ? Est-ce vrai ? Tu t’assieds sur le banc de métal, tu serres ton Burberry contre ton cou, tu baisses la tête, tu ne veux rien voir. Mais il est là devant toi, il te toise, il évalue sa prise. Tu prépares tes mots cinglants, ta colère. Que vas-tu dire?

Il est là. Il s’est baissé, accroupi devant toi. Il cherche tes yeux, tu le sens glissant sur ton visage. Il aimerait que tu le regardes. Il pose sa main sur ton genou. Tu trembles. Il faut pourtant bien regarder.

Ses yeux sont si proches de toi. Son sourire. Et dans sa main une simple fleur, une primevère. Qu’il tend vers toi et cherche à te donner.

  • Prends-là, dit il. Tu es belle comme elle.

Il sourit. Il est loin.

La nuit est verte et grise. Dans le bus sali de mauvais temps, dans le bus où tu es seule encore, cette ampoule jaune tendre qui détruit la peur et te fait chanter doucement ton rêve.

Texte : Anna Jouy