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Boris Berezovsky

LisztVolodos

On dit que la mémoire est située dans le cerveau. Je pense que la mémoire réside dans le corps entier. L’ensemble de nos cellules. Nous entendons, sentons, voyons des messages avec notre corps entier . Ces messages passent par le centre de traitement, notre cerveau. Là, ils sont traités et puis renvoyés aux cellules pour stockage.

L’autre jour, j’entendais Boris Berezowsky, sur Mezzo. Il jouait Liszt pendant plus de deux heures, avec à la fin la Sonate en si mineur. J’étais incapable de croire que cet immense volume de musique, ce torrent de notes rapides, dans toutes leurs nuances et variations d’intensité, pourraient être déchargés par le cerveau pendant deux heures, sans interruption. Je pense qu’ il n’y a pas le temps pour ce type de trafic de données entre tête et doigts. La musique de Liszt était déjà stockée dans tout le corps de Berezowzky, dans ses bras, ses mains, ses doigts, ses pointes de doigt et éclataient dans un flux ininterrompu d’expression de sentiments. Tout son corps était sa mémoire. Nous l’entendions avec nos corps, avec toutes nos cellules. Nos oreilles et cerveaux n’étaient que des instruments de passage. Ce concert était même un événement hors corps. Boris joignait nos âmes avec celle de Liszt vivant, par l’intermédiaire de lui-même. Ce ne sont pas des balivernes. Pensez aux rapports bien documentés des expériences de mort imminente. Tandis que le cerveau est en panne, le corps garde et veille.

Pendant l’applaudissement, le Russe rentra avec un petit morceau de papier qu’il mettait sur le piano. Il dit: “Cette petite romance de Rachmaninoff, je ne le sais pas encore par cœur. Mais je vais le jouer pour vous avec mon cœur.”Exactement. Il était encore en train de traiter cette pièce de musique avec son cerveau avant de le stocker dans son corps. On appelle ça pratiquer. Un processus interactif entre cervelle, sentiment, corps et doigts. Après, la pièce est gravée dans les cellules et on peut la jouer sans même regarder le clavier.

Liszt composait une autre Sonate, ‘Après une lecture de Dante’. Seize minutes qui changeaient définitivement mes opinions sur la neurologie. J’étais au Concertgebouw à Amsterdam quand un autre Russe, Arcadi Volodos, la jouait. Au début, nous partagions des visions du Ciel de Dante par intermédiaire d’Arcadi et de Liszt. En suite les visions du Purgatoire et de l’Enfer de Dante remplissaient la grande salle jusqu’au toit, en forme de violents orages amplifiants. L’audience, un seul corps avec Volodos et Liszt, subissait un mauvais temps terrible, avec un apogée énorme vers la fin.

Volodos a joué le même programme à la Musikverein à Vienne. Heureusement, Sony l’a enregistré sur CD et DVD.  Prenez dix-sept minutes de votre temps pour la regarder et entendre.
 

Texte : Jan Doets