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Sa silhouette pourrait-elle ne jamais revenir de ses cheminements, embrassant du regard ces mouvances, les parcourant pour sentir quel instrument de précision ils savent être ? Saura-t-elle revenir au jour, morne combustion, aux gestes désarmants où nul piège n’est tendu. Nulle duplicité ne s’y est tapie et ce désespoir univoque du jour, certes, reviendra à coup sûr, il n’aura pas beaucoup d’efforts à faire pour en retrouver la longue suite, mais il se peut fit que, revenue, elle ne sache plus se déployer et que lui ne sache, à regret, ni repartir ni rester.
Hamlet s’avance et ne s’avance pas. Et si toute la terre lui est étrangère, éternellement, ne lui faudra-t-il pas maudire et les espoirs et les regrets ?
Certes, il vaut mieux tenter les polyphonies inquiètes, ne pas se laisser surprendre, ni par les soleils éclaboussants qui seuls nous écraseraient, dans la quotidienneté, plaisirs et contrariétés se mêlant aux désespoirs et aux attentes, intimement mêlés, ni par la nuit intérieure qui nous enveloppe. Telle goutte d’espoir dans l’océan des renoncements se distille et laisse échapper son poison. Mélange parfait et sans réserve, cher aux Anciens qui les rêvaient. Il faudra aussi éviter les consciences aiguisées qui sont celles des spectres : elles se glissent sans peine dans leurs pâleurs décharnées.
Sous quelle polyphonie fonder, en un mélange très intime, cher aux Anciens, ces landes de brume, où les spectres cherchent leurs fiefs anciens, et un jour trop transparent pour eux. Quel subterfuge démasquer dans le jour trop clair venu après la pluie pour on ne sait quel pardon qu’aucun d’eux ne parvint à obtenir ? Et dans la transparence de la lumière, le piège refermé les défigurera. Il les lacérera, s’enfoncera dans les chairs qu’ils ont perdues, condamnant au regard univoque. Amputés, nous qui sommes comme eux des spectres et rien d’autre, nous aurons trouvé là quelque motif éternel. Les correspondances ne suffisent plus, subterfuge utile. Il faudrait des résonances, des échos, et plus encore :
il faudrait déchirer les affirmations trompeuses qui nous sont proposées, entr’ouvrir les blessures de ce monde et laisser quelque fantaisie délirante s’en emparer. Il faudrait non pas les détruire, mais se mêler à elles, intimement et leur intimer l’ordre de notre présence.
Il serait tentant de se perdre dans les brumes pales de notre imagination, de les ponctuer de tours en ruines, dont la mer grise viendrait battre les flancs. Les vents les feraient respirer, les traverseraient, les menaceraient sans relâche. Et dans les cimetières des nuits, quelque prince noctambule irait songer à ses ancêtres, oublieux des énoncés cinglants du jour (ils ne contenaient aucune vérité qui soient digne d’être dite). Ces aphorismes retentissants n’étaient rien d’autre que la monnaie de l’amertume dont il a fait sa seule richesse.
Et qu’importent les brumes ? Ne pouvons-nous l’imaginer sous des cieux plus cléments, peints dans leur très pur éclat sous lesquels faiblissant, il renaitra peut-être, puis s’affaiblira de sa main crispée, de sa volonté crispée sur un poignard, de son sang rongé de haine, de ses débauches, d’un poison lent. Assassiné ou meurtrier, l’un et l’autre, qu’importe ? Ne passait-il, nonchalamment, dans les nuits finissantes, les intrigues démasquées, les exils lointains et les disparitions inexpliquées ?
Il serait tenant de les suivre. J’avoue avoir souvent éprouvé cette tentation sans trop pouvoir la repousser. D’autres l’ont fait, rêveurs mélancoliques, et violents. Ils en sont morts, de cela et d’autres tortures, ils sont devenus fous, assassinés peut-être de leurs tristes délires, ou assassins, cela n’importe guère. Hamlet s’avance et ne s’avance pas. Cela n’importe guère. Mais il y aurait dans toute avancée un écho de fuite devant des regards trop fixes qu’il ne supporte pas.
Autant revenir et forger ici bas le monde à notre idée. Autant contraindre cet air transparent à découvrir et porter leurs cris silencieux qui le déchirent sans fin, autant contraindre ces courbes à se briser, les pierres polies à résonner, les portes à s’ouvrir sur l’espace non clos et confier au vent les secrets qu’il emportera. Il est faux que tout soit aussi simple. Il est faux que tout soit univoque et que le monde rende un son clair. Et si la tentative nous mène au silence, abîme devant lequel l’orchestre vacillait, prêt à se désarticuler, à se disjoindre, se disloquer, le silence … alors, si aucun bras ne retient l’orchestre, le monde retentira de ce silence du faux.
Texte : Isabelle Pariente-Butterlin