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Il faudrait à chaque fois partir d’un lieu qui soit vierge de tout peuplement, où les personnages n’arrivent qu’ensuite, se retrouvent à grand peine en lui, mais ce lieu-livre serait encore le double de la terre et ces personnages la marque des hauteurs variables de notre exil, là seulement pour dire que toute vie est possible à chacun.

Calvin sortant de prison n’était pas allé retrouver Simone, A. vivait au bord de l’eau. En 1950, quand Simone s’impose au récit en tant qu’albo-européenne un peu métissée, Batouri (M. dans L’autre destin) était une petite ville florissante au-dessus des eaux noires de la Kadey, entre les collines du massif forestier qui roule en vagues vers le Congo. Venus en armes à la fin du dix-neuvième siècle, les Allemands demandèrent à un natif le nom du lieu. Celui-ci répondit : Gbatouli, qui signifie Grand cours d’eau sombre. C’était son nom à lui. Les soldats entendirent Batouri et usèrent de cette phonétique. Nous vivons dans le nom de quelqu’un et d’une incompréhension, d’une fragilité du sens de l’ouïe. D’erreurs de traduction.

L’aérodrome de Batouri, dit de frontière, créé en 1938 la même année que la Mission, assurait la liaison avec l’Oubangui-Chari. Simone a connu Barthélemy Guilherme. Enfant, étant encore dévote et pâle, elle accompagnait le Révérend Père qui gérait l’aviation. Elle le vit descendre du triplace, Guilherme, déjà voûté, déjà vieux, mais de belle allure. Il portait un petit bagage et une caisse d’instruments. C’était un 22 janvier, le soleil levé à 8H33 se coucherait à 17H17, là-bas d’où il venait. L’employé des Postes et Télécommunications qui avait une jambe raide se hissa dans l’avion, il partait, remplacé par Guilherme du ministère des Travaux Publics et Transports (Bureau de l’Aéronautique civile). D’après le père de Simone, il arrivait de Paris, après dix ans passés à Berbérati sous la pluie². Le nom des lieux, pour elle, c’était des rêves à cette époque.

Elle dit que Guilherme montait dans la tour parfois, pour des mesures ou des choses comme ça et qu’il restait longtemps là-haut à regarder derrière les arbres, jamais la ville, ce qu’on en voit, ou vite comme pour se débarrasser d’elle. Elle dit aussi qu’il allait peu chez les gens et ne sortait pas le dimanche.

??????????????????????????????? En un jour de vent d’est

 Il ne pleuvait plus depuis le 18 novembre. Je trouvais merveilleux de n’avoir rien d’autre à faire qu’inscrire quelques chiffres sur un cahier et d’envoyer de temps en temps mes relevés au Bureau. Et chaque jour, de noter un nouveau poème : “Le tant, maxima : 31°, minima : 15°”. Unique lecteur d’un recueil que composaient pour moi les saisons, j’appréciais l’art naturel créé par l’écart et le rapprochement. Beaucoup ignorent le bonheur qu’on peut éprouver en de si petites choses. Les botanistes de terrain, les entomologistes, les ornithologues, les ichtyologistes et peut-être les chirurgiens savent de quoi je parle. Mais loin d’ici, au Bureau, ce qu’ils voulaient c’était de la tempête. Nous en avions.

Me suis assis devant la porte. Le vieux Denys est arrivé, une caisse de bière sur la tête. C’était son jour.

– Cette fois-ci, j’ai prévu le coup ! C’est que ça va durer…
– Jusqu’à la nuit, vieux, pas plus.

On aurait dit un personnage.

– Tu vas rester là sur ta chaise ? dit-il en se mettant à croupetons.

Je m’allongeai à ses côtés, le dos contre le mur. Le vent commença de souffler, faiblement d’abord, puis il prit rapidement de la force parce que la forêt n’est pas dense à cet endroit.

– Tu ne bois pas, vieux ?
– Je crois que je vais faire abstinence, pour mieux voir le spectacle…
– Quel spectacle, papa ? Il n’y aura pas de spectacle, il n’y en a jamais, seulement la vie et la vie n’est pas spectaculaire : une succession de jours, avec de temps en temps un dérangement climatique. Z’ut ! J’ai oublié mon relevé du matin…
– A quoi ça sert tout ça ?

Des troupeaux de feuilles sèches passaient devant nous et des branches mortes, solitaires. Comme lorsqu’on est atteint par les fièvres, on pense à tout et à rien dans ces moments-là. Alors très vite, ça se mélange et pourtant rien ne change, tout reste pareil. Nous causions, face au ciel invisible. Le vent déroulait le fil de la conversation, une vraie conversation, sans mensonge. Nous ne pensions pas seulement à tout et à rien, nous en   parlions et c’était un plaisir réel d’être semblables à tout le monde, de rester les jambes étendues à regarder ses pieds et de ne pas attendre quelque chose.

Vers dix heures, des cercles de poussière rouge défilèrent devant nous, pareils aux blindés d’une parade militaire. Nous poussions des oh ! et des ah ! Tout autour, l’air était pur mais le ciel demeurait caché. Ensuite, ce qui restait du paysage se troubla. Nous étions comme un peintre devant la toile grise qui, les jours sans soleil, se confond avec le grand vitrage de l’atelier.

– Où sont le ciel et la terre, papa ? Où sont les hommes, les éléphants, les oiseaux ? A nous de tout réinventer.

Alors nous sommes restés là, tout un jour de vent d’est, les jambes étendues, indifférents à la tempête, sobres, sérieux, moi légèrement angoissé, à découper des formes colorées dans notre imaginaire, à faire des papiers collés de rires, de rêves, de paroles, sans rien attendre d’autre qu’un bonheur miraculeux, jusqu’à l’heure où le vent est tombé tout seul comme un enfant fatigué et qu’est apparu la splendeur innocente de la Voie lactée.

– Dommage, ai-je dit bêtement, la piste n’allait pas dans le sens du vent…
– Ah oui, pourquoi ?
– Nous aurions pu courir, vieux, les bras en ailes d’avion, et peut-être qu’on se serait envolé…
– Comme ça ? Mais, dis-moi, pour quoi faire ? Pour aller où ?

Je ne trouvais pas de réponse.

– Tu as raison, papa. Pour aller où…

J’ai regardé la nuit d’Afrique, la peau si lumineuse et douce de son corps, et en sautant, pris d’ivresse, suis allé amoureusement relever la température de l’air.

  1. D’après un récit de Philémon Adjibolo.
  2. Papa Denys ( aujourd’hui centenaire) affirme que Guilherme a quitté le Poste en 1955 et qu’après deux ans de mélancolie, il est mort à Saint-Julien-l’Étrange.

Texte et photos : Serge Marcel Roche
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