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Il n’y avait qu’une seule façon de maintenir son équilibre – en particulier pendant les mois d’hiver : faire une promenade d’une heure.

Ça débutait à l’aube. On était réveillés par la première lumière du jour; il n’y avait pas de rideaux. Point de rideaux, cet hiver, peu importe où. On habitait, peu après la Guerre, dans une ville brûlée et on devait se contenter (bien après encore)  du strict nécessaire : un lit, une petite table carrée et un tas de paperasse. On avait son boulot et la destruction tout autour.

Sûrement, y avait-il de la neige fraîche quand l’illumination des murs était encore plus froide que d’habitude : un blanc d’une pâleur mortelle, la couleur d’un linceul. On se tournait de l’autre côté pour ne plus regarder. Et si pourtant, après une heure, on avait rassemblé la volonté nécessaire pour se lever et regarder dehors, tout en frissonnant, les premiers rayons d’un soleil faible tombaient déjà sur la rangée de maisons béantes, carbonisées, de l’autre côté du champ. Depuis longtemps, on n’avait vu que ces façades aveugles, roussies, et on essayait de se convaincre que l’on ne voyait plus cet anéantissement désolé. On passait devant, la vue en bas ou toute droite, et niait la destruction, par simple autodéfense.

Au début d’une telle matinée, quand l’esprit avait envie de se libérer de sa prison d’obsession et d’ennui et le regard cherchait, à travers de la fenêtre, un lieu de repos, comme la silhouette d’un arbre ou une fine colonne de fumée montant d’un toit sous lequel des gens vivent contentement, un argument donc  en faveur de la bonne vie que l’on n’a jamais voulu nier mais voir confirmée, la rangée désolée de ruines d’en face attirait le regard irrésistiblement et la retenait longtemps.

Il faut admettre que l’image était grandiose, surhumaine. Il y avait peu d’indices que la destruction ne datait que d’un peu plus d’une année. Le vent, le gel et la pluie avaient déjà fait éroder les briques de pauvre qualité – il n’y avait plus de lignes épurées, plus d’angularité – et en arrière du champ, encore désert, le soleil matinal illuminait doucement les façades mortes, pénétrait dans les ouvertures, éclairait des murs internes et créa une profondeur stéréoscopique irréelle.

Il semblait que les ruines s’étaient remises et se trouvaient tout près dans un lointain inapprochable. L’imagination se  réveilla, un rêve de cités perdues dans un désert vide. Un peu après, on rejoignait la réalité, se rendant compte que dans quelques heures une couverture de nuages envelopperait la ville à nouveau, comme pendant les jours passés. On s’habillait vite, prenait un petit-déjeuner sobre, et commençait sa promenade.

Je me souviens vivement de la route, toujours la même. On allait autour du champ et entrait dans une rue. Avant, elle avait été large mais maintenant les débris tombés ne laissaient ouvert qu’un sentier à peine suffisamment large  pour une charrette de fermier. Des lignes électriques du tramway pendaient des  poteaux rouillés. Quelques centaines de mètres en avant le sentier était déjà bloqué : la fin des ruines habitées. On pouvait aller à droite. C’était la rue menant à la grille, rouverte et tordue par une grenade, donnant vers les restes d’un jardin.

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J’y grimpai et m’arrêtai près d’un bassin délabré parmi les buissons négligés. Il y avait une statue cassée, noir-gris, sur un socle fissuré. Des arbres tout nus, près des murs de la maison, étendaient leurs bras carbonisés au ciel.

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A travers des débris d’un palais de ville détruit, les habitants avaient  battu un nouveau sentier. On regardait le ciel bleu par un tunnel haut et large de trois étages, où des salles avaient existé auparavant; des murs de briques noircies, et par ici et par là des restes de poêles en Fayence, collées au coin à mi-hauteur d’un mur. On s’imagina une vie d’antan mais dût s’arrêter.

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Un toit étroit à côté, voûté, menait vers la façade en front : un trottoir large, des immeubles à gauche et à droite, un peu moins endommagés. Des pistes dans la neige menaient vers des portes et des ouvertures sans protection, derrière lesquelles semblaient vivre des gens. Personne à voir. Puis, la rue prochaine.

Deux animaux héraldiques sveltes grimpant sur un toit, soutenaient un blason. Le vent commença à soufler dans la vallée du Weichsel et on put voir que la sculpture bougeait, irrégulièrement et abruptement, et pouvait s’effondrer soudainement sur l’asphalte. Est-ce qu’il existe un symbole plus douloureux que celui-là  pour un monde mourant ? Mieux dit : pour un monde déjà mort, dont les restes résistaient désespérément à leur fin définitive ?

Bague-2Le soleil disparut. Des nuages couvrirent le ciel, lentement, impitoyablement, et la lumière grise et triste, la lumière des bords du monde, apparut pour ne plus disparaître de la journée. Dans l’ancienne ville, où les résistants avaient lutté avec le plus d’acharnement, on ne pouvait avancer qu’en grimpant les piles de décombres. Une gouttière sur le point de tomber pendouillait contre un mur et gémissait au vent. En dessous d’une arche on put regarder de haut le champ de glace de la rivière; une fine ligne brune indiquait le cours du peu d ‘eau qui courrait.

Quelque part, dans un immeuble très endommagé, dont on ne sut pas où se trouvait l’entrée, on entendit de lourds coups de marteau et, dans les ouvertures menant vers le sous-sol, il y avait des croix en bois de bouleau, mal dégrossies, avec des couronnes de fleurs fânées. Des partisans, dans des tombes peu profondes n’étaient pas encore enterrés comme il le faut. La puanteur de la pourriture et de la décomposition émanait de ces creux, même pendant le gel d’hiver.

Bague-3Le vent était devenu plus fort et un peu de neige tomba du ciel. Je rentrai, pour reprendre mon travail de routine. Le peu de rues du centre, désertes au début étaient maintenant toutes pleines d’activités. Des foules se rassemblèrent aux intersections des rues; des petites charrettes de ferme, chargées de décombres, étaient tirées vers la rivière par des chevaux minables, des automobiles rouillées désobéissaient aux règles du trafic; des triporteurs, modifiés pour transporter des personnes, étaient coincés en des nids-de-poule. Des grappes humaines pendaient au tramway, des vendeurs à la sauvette offraient leurs marchandises d’origine suspecte, émettant leurs tristes cris perçants. La ville voulait vivre, malgré toute la misère et destruction.

C’est là, près d’un de ces coins de rue, que je l’ai vu, avec un autre homme. C’était lui, ce n’était pas lui. Impossible que ce soit lui, car Dembinski était mort il y a un an. Il avait la ressemblance inquiétante d’un Doppelgänger, d’un double, il jeta un coup d’oeil furtif dans ma direction et disparut dans la foule. Il portait un manteau en peau de mouton (le cuir gris à l’extérieur) qu’il avait probablement porté dans le passé à la campagne, à la chasse, ou pendant l’inspection des terrains. Et, comme à l’ habitude de Dembinski, une ceinture  serrait étroitement la peau de mouton au-dessus de ses hanches. Ses cheveux, couleur blond cendré,  poussant en forme pointue sur son front, et la couleur marine de ses yeux perçants, étaient les mêmes, la moustache fine et la peau tannée aussi. Le nez et menton aussi angulaires.

DembinskiBlogIl me sembla que sa posture était différente; un comportement furtif que je n’avais jamais vu chez Dembinski. Il disparut dans la foule en un instant. Mais l’image de son apparition fut si forte et déconcertante que l’histoire de Dembinski des dernières années avant sa mort, ressurgit en moi avec une clarté extrême. Plus que ça : ses aventures semblaient être plus palpitantes qu’avant. Elles gagnèrent une importance nouvelle, leurs racines ne croissaient que dans le passé mais aussi dans le présent. À l’imprévu, ils montrèrent des ramifications et des relations qui ne me dévoilèrent que maintenant leur vraie nature et importance. Le soupçon troublant émergea en moi qu’ils étaient la clef de beaucoup de plus que ce que j’avais compris avant et, à mon inaperçu, m’avaient préparé à ce que j’allais voir ici.

Je rentrai dans ma chambre, le long des escaliers et corridors sordides de l’hôtel, dont les restes d’un tapis rouge étaient infiltrés de neige fondante et de boue par les maints visiteurs – des fermiers en peaux de mouton, des suppliants à la recherche d’une chambre,  des étrangers en hâte ou ennuyés, mais la plupart étant des citoyens, mal vêtus de ce que leur avait laissé la Guerre et la destruction, en fumant des papirossi, en demandant des renseignements, avec un regard inquiet et méfiant.

C’est là où j’essayai de commencer mon travail mais hélas, ce que j’avais vu dans la rue, les anciens souvenirs, ne me laissaient pas en paix. Dans un fauteuil, regardant dans le lointain les ruines enneigées et le ciel gris, je me rappelais Dembinski,  ses dernières années en vie dont je n’avais su que des morceaux que maintenant je voyais en une cohérence nouvelle et totalement inattendue.

À suivre

F.C. Terborgh, La bague (1954), traduction du néerlandais par Jan Doets