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aedificavit 16

Aussi parfois la peur le prend. Il lui semble que toute une meute tapie dans l’ombre le saisit et l’entraîne de spectres ricanants, il lui semble que des mains tendues le retiennent et l’attirent. Mains tendues, qui le retiennent et l’attirent, où ses pas refusent de le porter et se savent innocents. Où les meurtres s’accomplissent et ne s’accomplissent pas, cela n’importe pas.

Hamlet songe parfois qu’il déchire des lettres, des pourpoints trop fleuris, et que les ombres passent. Il renverse la tête et ses mains se disloquent.

Nous voici où les cordes se tendent et vibrent et très tendues peut-être, seulement, céderont, où l’archet toujours doit monter, en montant revêtir des craintes très nouvelles, et à elles seules doit échapper. Nous voici où peut-être il faudra trébucher, s’adjoindre le silence et respecter les spectres. Ainsi Hamlet, prince de Danemark, ainsi, lorsque l’archet se tend et peut-être ne finira pas la phrase, dans la tension extrême et folle, de résonances multiples, à lui-même absolution et force, songe immense. Les mains descendent et montent, soutiennent l’archet fragile, qui sans elles se briserait, elles accompagnent, retiennent l’archet génial et défaillant, sans elles naufragé du silence.

Il s’envole, oublie, insoucieux de tout avenir. Ses mains sur le clavecin retiennent toute la pulsation de ces élans, et la libère, rythme insolent, de la pulsation fière. Vivante et chaude. Les phrases assez se martèleront-elles pour dire les élans, les retours, contenus, inassouvis ?  Sauront-elles l’admirer, épouser le tremblement de ses mains, le tremblement de la musique, c’est tout un. L’archet ne tombe plus, s’élance toujours, et touche l’intime certitude, clavecin rendu à l’accord infini de ses mains.

Rien de tout cela ; reprenons.

L’archet est comme pris de folie. Sous ses mesures, l’orchestre va sombrer en un concert désarticulé, l’archet monte en folie ; on ne sait s’il tombe ou s’il s’élève sans fin, infiniment, et s’élevant, il va peut-être retomber d’encore plus haut encore plus bas. Il entraînerait l’orchestre si son bras n’était là pour le retenir, qui d’une main sûre, de ses doigts fins, retient, sans fin, et marque les mesures, les pulsations, soutient la marche et la retient, portant l’accent sur l’essentiel infini. Car il redonne le temps, les mesures, les allures. L’archet s’élance, rendu à la folie de lui-même. Sa main le pousse et le retient, et le rythme n’est plus que ce que sa main dicte et que sa main décide.

Qu’importe ses audaces trompées ? Ses mains calmes sereinement édictent leur mesure et leur temps et ne reconnaissent d’autre temps, d’autre mesure que l’ironique vibration de ce clavecin, obéissant et infaillible. Et tous tendent, instrumentistes et périodes, tous tendent un effort phrasé pour le rejoindre et se joindre à lui, lui qui est ailleurs.

Ailleurs, car tel est le mot que tous cherchent et l’espérant, recherchent, se fracassent et meurent, le désirant. Y eut-il jamais autre écho, autre désir ? Ainsi cela n’est rien et toujours malheureux, nous savons seulement ce qu’a dit le poète, et qu’il nous a laissé :

Mais vrai, j’ai trop pleuré, les aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer. 
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes : 
Oh ! Que ma quille éclate ! Oh ! Que j’aille à la mer !
 
mais comment le comprendre et partir, nous aussi, aller toujours, ordre ou conseil et déconseil, qu’importe ? Il nous faut obéir et donc désobéir. Faut-il briser les liens, les attaches, les familles, se disloquer les mains sur des souvenirs piteux, et des attendrissements frileux, faut-il briser, contraindre, et ce malheur gluant qui nous retient comme les algues vertes retiennent le noyé et ne lui permettent pas, souplement inflexibles, de voguer ni de dormir au calme des eaux … Arrachés, les liens, les attaches, les familles, puissent-ils s’arracher !

Il faut que cette main suffise, suffise à retenir une avancée déconcertée au bord des flots, déport sans regrets. Menace de trébucher, de glisser, les pas ne sont pas si sûrs, le sable les menace sur lequel chaque pas impatient trouve un appui nouveau, toujours fuyant et stable qui menace toujours de fuir et de heurter ; ainsi le pas peut-il s’égarer et le sol nous trahir, mais les traces derrière nous se complètent en avancée déconcertée au bord des flots. La gaieté est insondable, impensable même, perverse :

Une fille bien jolie 
qu’il aimait à la folie.
 
Gaieté triste, puisqu’elle vogue, décomposée, et qu’il mourut, jadis, autrefois, demain peut-être.

Texte et image : Isabelle Pariente-Butterlin