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Aedificavit 15 Laurence Olivier

Certes, les visions emportent parfois. Nous assurons que ses visions l’emportèrent. Lui, trépassant, seul, pendu au fond des rues obscures et balançant au vent une dépouille funéraire sans sépulture ni repos. Il ne put marcher seul avant de trébucher. L’assaillaient, le désespoir qui frissonnait, la pierre froide, la froide angoisse. Il se peut que sa misère n’ait pas été étrnagère à ce manteau trop vieux, battu de pluie ; il ne pouvait s’avancer seul, vers le trépas, sans sépulture, ni repos. Il fallait autour de lui, les Filles du Feu ou peut-être quelque autre mystère plus transparent encore, ayant le mouvement de l’eau et ses lumières éclatées. Éclatantes. Ayant ses vastes enroulements, volutes, retombantes et mouvantes, autour de lui, en ronde menaçante, secrètement dérisoire.

Son manteau noir, la nuit, ses pas humides et cette incomparable souffrance ne furent rien d’autre qu’un grand souffle incantatoire. Il le fallait pour qu’autour de son cou sa main ruisselante se serrât. Il tenait un dernier avenir. Il le lui faut, pour que son corps ruisselant, trépassant ne hurle pas, battu de vent, sans repos ni sépulture. Ses visions l’emportèrent, mais qu’il ne soit pas dit qu’il était, seul, désespéré, car sa marche était accompagnée et son trépas retentit de ses songes, fiévreux et cinglants.

Sa marche était accompagnée – exploration incantatoire de la nuit – ou peut-être était-elle entraînée par ses visions. Il ne connut ni la rémission ni le répit. Il en avait trop dit. Elles entraînaient ses pas, ses chutes ensanglantées, elles ne leur inspiraient ni regrets ni remords, ni pitiés. Qu’il avance et ne s’avance pas. Où ses visions le portent, là où elles le portent, les pas ne peuvent rien, et surtout pas le retour. Ni recul ni fuite. Les pas sont innocents mais elles l’entraînent, et sous elles il succombera. Sans recul ni dérision. Il aurait dû, le premier jour où lointainement il avait vu leurs formes se profiler, il aurait dû les encercler de silence, refuser de les voir, de les entendre, il fallait alors être sourd et muet. Maintenant il s’avance vers la mort, dans une ruelle, obscur et déchiré, et ne s’avance pas, vers la mort.

Dans un palais battu de vents, ruine ouverte, ses pas ne le portent plus. Il lui semble parfois qu’ils dérapent ; son front alors s’ouvre sur une pierre lisse en coupante. Sa tête se fracasse par mégarde. Il laisse, inachevé, un destin de rêves écroulés. Il se relève. Ce n’était pas l’arête fine du granit qui heurtait son crâne, mais un songe invisible, et plus fin que les autres, debout à ses côtés, ignorant que les destins s’interrompent et que c’est à cela qu’ils se reconnaissent. Il le relevait, sans rémission et sans répit.

Son pourpoint noir se déchirait. Blancheur livide : un spectre pâle.

Nous confondons. Il n’a pas trébuché. Un songe seul l’accablait, pour lequel il se courbait et se débattait sans avoir eu la force … puis il le relevait, le redressait, alors il s’avançait, jusqu’à la limite extrême de ses forces, levait une dague, un poignard, et les vengeait de n’être plus mais sans les contenter. Et voilà que, tapis dans l’ombre, ses rêves l’accablaient de reproches, ils l’accablaient, le relevaient, et il lui fallait recommencer.

Le pantin pâle ainsi se débattait, il s’avançait et ne s’avançait pas, frappait et retenait la lame ; tous convinrent de le penser fou, et de le rejeter, hors des pourpoints fleuris qui se détournèrent de lui et des cours renaissantes.

Texte : Isabelle Pariente-Butterlin
Image : Hamlet, Laurence Olivier