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Aedificavit 7

 

Oh toutes ces musiques se mêlent et s’emmêlent dans ma mémoire, et tout cela est si complexe et si perdu, si loin dans ma mémoire. Toutes ces musiques … elles se mêlent, elles se perdent, on suit, on croit suivre une ligne musicale, on se concentre sur elle, on l’attend, on croit la tenir, on pense vraiment la tenir, et elle échappe, finalement, on comprend, on entend qu’on n’a pas trouvé le fil. À se demander si ce n’est pas toujours ainsi. Si chaque expérience de ce type n’est pas seulement et très exactement le fragment de vie que nous réitérerons constamment … Je n’y entends rien. 

Il arrive qu’une valse décomposée s’abolisse et sombre. Qu’adviendra-t-il alors de ce silence jamais entendu, ni soupir ni repos, que personne n’a osé entendre ? Nous ne pouvons qu’imaginer l’orchestre immobile, arrêté dans leur chute, dans la position exacte de leur faute et tombant en poussière. Cela, très discrètement. Il se peut que les phrases s’écroulent, après avoir trébuché sur d’exactes certitudes : elles entendaient les méconnaître. Qu’il ne soit pas dit que rien n’eut lieu.

Rilke avoue qu’il faut beaucoup d’attentes, de renoncements “pour que se lève le premier mot d’un vers”. Sommes-nous trop jeunes, pour vouloir apprendre à renoncer ? L’attente, toutes les attentes impatientes, impatientées. Attente des nuits puis d’une pâleur, tel pas, telle voix, le départ et les morts. Mais seule comptait l’impatience. Il y a parfois des élans immenses ; ils conduisent souvent à étouffer plus précisément encore. On ne pas pourquoi. Puis vient la marche vers l’ailleurs, enfiévrée, impatience non pas de ce qui est à venir, mais d’en finir, impatience d’en finir, que cela finisse, qu’on en finisse avec ces convenances et ces renoncements.

Impatient, certes, il était impatient lorsqu’il dirigeait Bach et que les phrases s’échappaient. Son bras entraîne les archets et les mains, refus de toute architecture raidie et lisse Certes, il était impatient et certain que les phrases musicales montent et se déploient et se dédoublent aussi, s’entremêlent, s’entrecroisent ; la montée autrefois arithmétique se heurte à des impatiences contenues, des peurs, mais reprend une ascension certaine et rigoureuse, s’accentue diversement. Le calme lui-même, la gravité sont trop lourds, sa main se hâte d’en finir, se hâterait, car une gravité la retient et c’est un mélange infini d’impatience, l’ascension en-allée, emportée, advienne que pourra, et de retenue. Mais cela ne saurait durer. Certes, il était impatient et cela revivait.

Aussi comment nous faire accroire à ces renoncements ? Il eut trop d’impatiences aux bords des déséquilibres, ascensions impensables pour que nous renoncions. Qu’il ne soit plus que l’attente exacerbée ; comment nous confiner dans les espaces reclus, clos, entre ces murs suffisamment épais aux ouvertures absentes ? “Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il faut que tu te tortures beaucoup. Peut-être que tu aurais raison de beaucoup marcher et lire, raison en tout cas de ne pas te confiner dans les bureaux et les maisons de famille. Les abrutissements doivent s’exécuter loin de ces lieux-là.” Comment nous confiner à présent, nous enfermer ? J’étouffe. Il faut que cela soit dit entre l’étroitesse de ces espaces, la réclusion dans le chemin tracé entre modération et renoncement, ces voies peuvent-elles se suivre ? Un jour, on trébuche certainement. Une pierre lisse et brillante, glissante, mais nous n’avions rien vu, nous avions oublié.

Où chercher ? Ailleurs. L’écriture empoisonne, s’empoisonne car il aurait fallu se taire et ne jamais apercevoir — peut-on être déjà condamné ? – le resserrement de ces espaces, la réclusion des impatiences. Nous serons capables d’attentes très patientes, pour les assouvir. Pour que les découvertes vacillent. Ainsi, Hamlet, le comédien, l’imposteur, oui, l’extrême Hypocrite étouffe sous ce masque. L’espace, la nuit immense lui appartenaient et se concentrent dans son ombre. Ses mains fines et pâles se disloquent, sa voix se brise sur une chanson triste, trop triste pour celui dont il se joue, souple infiniment, jouant et se jouant : “Une fille bien jolie, qu’il aimait à la folie”. Il fut trois heures durant trois cent fois répétées, Hamlet, Prince de Danemark, qui jouait la folie et se jouait des autres. Il fut infiniment souplement. Après il fallut oublier, se lever avec détachement, oublier cette souffrance extrême. Les murs parurent très rapprochés.

 

Texte et image : Isabelle Pariente-Butterlin