Neuf millions neuf cent mille habitants comme une croûte de cloques posée sur les trottoirs, comme des peaux collées aux murs, comme des souffles qui s’évaporent dans la poussière. Huit millions et demi de Honda, de Yamaha, de Vespa cabossées, comme une nuée de carapaces qui s’entrechoquent, comme des ailes de métal qui vibrent et se plient dans la chaleur. Trois cent mille arbres abattus en dix ans comme trois cent mille colonnes arrachées, comme trois cent mille os polis par la faim et la boue, redressés puis fendus. Cent canaux comblés comme cent gorges serrées de ciment. Deux mille noyades d’enfants chaque année comme deux mille éclats de bulles arrêtées sous la surface, comme deux mille pierres immobiles qui fixent vers le haut. Un million deux cent mille avortements comme un million deux cent mille tambours stoppés net, comme un million de souffles enfouis dans le ventre. Dix-neuf pour cent d’adultes obèses comme dix-neuf ventres sur cent gonflés de sel et de graisse, comme des sacs de farine roulés sous la peau, comme des corps englués dans le sucre gras, oubliant la sécheresse du riz, l’amertume des légumes sous la faim.


Trente mille cabanes de bidonville détruites comme trente mille cages de tôle vides. Mille deux cents tours dressées comme mille deux cents échardes de verre plantées dans le ciel. Soixante mille fusées pour le Tết comme soixante mille brûlures colorées dans la nuit, comme des tirs suspendus qui n’ont pas tué, comme une fête de lumière sur le ciel noir de la guerre passée. Deux milliards de bâtons d’encens par an, comme deux milliards de sternums réduits en fumée âcre, comme deux milliards d’offrandes alignées, comme mille autels qui se multiplient jusqu’à ce que la fumée couvre la ville. Quarante-huit litres de bière par habitant chaque année, quarante-huit litres d’un torrent jaune pisse dont l’écume coule sur les murs, débordant du bide. Trois milliards de cafés đá servis par an comme trois milliards de bouteilles de pétrole froid avalées sur les trottoirs. Un million d’ouvriers dans les zones franches comme un million de mains enfermées dans des gants de plastique collants, comme un million de cœurs essorés à blanc. Dix mille mines de charbon dans le nord comme dix mille poumons griffés par la suie et le noir, comme dix mille soupirs avalés par la terre.


Dix mille usines textiles dans le sud comme dix mille mains polies par le froissement des tissus, comme dix mille cœurs qui s’usent à répéter les mêmes gestes. Trois cent mille conteneurs par mois à Cát Lái, comme trois cent mille briques de métal peintes, bleues, rouges, vertes, aux logos effacés, comme autant de cercueils silencieux pour les 19 qui ont tenté de partir et sont morts étouffés à l’intérieur. Cinq milliards de dollars de café exportés chaque année comme cinq milliards de tasses vidées de leur sang noir. Soixante-dix pour cent des champs enterrés vivants comme soixante-dix corps sur cent pressés sous le béton, comme des paumes détournées de la terre pour saisir l’acier, comme des muscles qui ont oublié l’odeur de l’eau sur les feuilles. Des chaînes d’assemblage longues comme vingt kilomètres de viscères déroulés. Un milliard de vis serrées par an comme un milliard d’épines enfoncées dans l’écorce du monde. Chaque carton parmi les cent mille expédiés par jour comme une boîte crânienne sans visage. Les quais encombrés de deux cents bras mécaniques dressés comme une armée immobile. Les grues comme deux cents monstres au cou interminable qui happent et recrachent et les sirènes, celles des usines hurlant trois fois par jour comme trois gueules rugissantes qui mordent le temps.


Deux cent cinquante mille yeux hagards comme des billes de mercure, des veines transformées en pailles, des bras percés sous les néons, des mains qui tremblent et se replient sur elles-mêmes, des muscles crispés qui s’emmêlent comme des fils électriques affolés dans un ciel orageux, des membres étirés et torsadés comme des cordages mouillés, des corps qui oscillent entre frisson et brûlure. Des corps qui attendent dans la chaleur et la friture. Vingt mille prostituées, vingt mille corps à se faire, des nez refaits comme des tuyaux d’égout vernis, des seins gonflés comme des ballons d’anniversaire oubliés, des mentons tirés comme des poignées de porte polies, des fausses dents comme coupées dans un lavabo, bras et jambes étalés comme de la barbaque au marché, suspendus sous les néons. La longueur cumulée des centimètres de pénis masturbés sucés chaque nuit comme cinquante kilomètres de cordes molles enroulées dans le noir, comme des boyaux invisibles qu’on déroule puis qu’on jette. Un mariage sur trois arrangé comme un cadenas rouillé accroché à deux poignets étrangers. Quatre sur cinq d’amour en ville comme quatre lits sur cinq éclatant dans le vacarme des planches cassées. Un divorce sur dix comme une vitre fendue dans le couloir.


Cinquante-quatre ethnies comme cinquante-quatre masques de boue craquelée. Vingt langues disparues comme vingt bouches cousues d’injustices. Cinq millions d’exilés comme cinq millions de graines jetées au vent, comme des os dispersés dans la poussière. Deux cent mille disparus en mer comme deux cent mille sacs avalés par les vagues. Trois millions de boat people partis comme trois millions de fantômes errant dans l’océan. Deux cent cinquante mille Việt Kiều revenus comme deux cent cinquante mille racines arrachées retrouvant leur terre bétonné. Jadis, dix mille cireurs de chaussures courbés sur l’odeur du fromage français, leurs dos pliés comme des arcs de bois. Aujourd’hui, effacés, dix mille cœurs vidés qui battent encore dans le vide, comme des cellules dispersées dans l’air, flottant entre les ruelles et les trottoirs. Cent mille vendeurs de loterie comme cent mille voix répétant les mêmes chiffres, et la moitié déjà disparue, cinquante mille souffles envolés, glissant entre les étals vides et les mains qui cherchent.


Donc, neuf millions neuf cent mille corps, huit millions et demi de moteurs, trois cent mille troncs tombés, cent rivières disparues, deux mille enfances noyées, un million deux cent mille grossesses rompues, dix-neuf ventres sur cent alourdis, trente mille baraques balayées, mille deux cents tours dressées, soixante mille gerbes de feu éclatées, deux milliards de bâtons consumés, quarante-huit litres de mousse bus par tête, trois milliards de cafés avalés, un million de paumes fatiguées, dix mille mines enfouies, dix mille ateliers de coton, trois cent mille boîtes de métal déplacées, cinq milliards de dollars drainés, soixante-dix pour cent des rizières englouties, vingt kilomètres de chaînes, un milliard de vis serrées, cent mille cartons lancés, deux cents bras d’acier, deux cents cous de girafes rouillées, trois sirènes qui scandent le jour, deux cent cinquante mille pupilles perdues, vingt mille chairs offertes, cinquante kilomètres de cordes molles déroulées, un mariage sur trois fixé de force, quatre amours sur cinq éclatant, un divorce sur dix brisé, cinquante-quatre peuples masqués, vingt langues effacées, cinq millions d’êtres dispersés, deux cent mille engloutis dans la houle, trois millions jetés aux flots, deux cent cinquante mille rentrés au béton, dix mille cireurs disparus, cent mille vendeurs de tickets, cinquante mille voix avalées. Et l’addition continue, tangue, grésille, se déploie dans les avenues, dans les ateliers, sur et sous les ponts, dans les cieux et les ruelles, l’addition pulse, s’étire et s’enroule, suite indécodable, flux de chiffres et de souffle, un calcul vivant qui ne s’achève jamais.

Texte/Illustration : Anh Mat