Écrire, je croyais écrire, mais ce n’était pas écrire, c’était une convulsion, une crispation de mes doigts sur un crayon qui devenait aiguilles, chaque trait me traversait comme si je m’enfonçais une pointe dans la paume, écrire n’était pas un mot, écrire était une douleur qui remontait le long du bras jusqu’à l’épaule, qui gonflait dans la cage thoracique, qui me serrait la gorge, écrire c’était la respiration qui se brisait dans les poumons, je ne savais plus si je sortais de l’air ou si l’air me sortait de moi, j’écrivais avec mes nerfs, j’écrivais avec mes os, avec mes dents serrées, et je me répétais que je devais, que je n’avais pas le choix, que ce n’était pas pour dire mais pour ouvrir, pour gratter une fente dans la pierre, pour que quelque chose passe, quelque chose, même un souffle, même un râle, mais le mur se refermait toujours aussitôt, un mur mou, un mur de chair humide, collante, une paroi qui avalait mes mots, qui avalait mes gestes, et je me sentais aspiré dans cette paroi, comme si j’étais avalé par mon propre langage, comme si la page elle-même me suçait.

Je me souvenais qu’on m’avait demandé mon nom, mais mon nom ne sortait pas, il restait coincé dans une boule de salive sèche, il remontait à moitié, redescendait, devenait une toux, un bruit qui n’était ni mot ni cri, et alors je sentais les regards, les regards pesaient comme des mains sur mes tempes, sur mon cou, des regards lourds qui m’enfonçaient, qui me clouaient, et je ne pouvais plus penser qu’à ça, à cette impossibilité de dire, à cette brûlure muette, et déjà la honte avait gagné, la honte dans les tripes, dans le sang, dans la sueur, une honte épaisse, une honte qui s’agrippait à mes doigts crispés, qui enraidissait mon poignet, qui me tordait la main jusqu’à la crampe, et j’aurais voulu lâcher le crayon mais il collait, il s’enfonçait, il devenait prolongement de l’os, il écrivait malgré moi.

La table, je la voyais, mais la table était aussi un lit, et le lit devenait planche, et la planche devenait pierre, et la pierre devenait banc d’école, et je me revoyais enfant, la main forcée à tracer des lettres, recopier, répéter, ma main s’épuisait, ma main se raidissait, on disait conjugué, répète, je suis, tu es, mais je n’étais pas, je n’avais jamais été, tout était mensonge, déjà alors je me disais je ne peux pas, je ne sais pas, ma bouche ne veut pas, ma main ne veut pas, et la même voix, plus tard, au tribunal, à l’hôpital, dans la rue, signe ici, écris ton nom, écris ce que tu avoues, écris ce que tu nies, écris même ton silence, et toujours le même refus, le même trou, et eux qui s’approchaient, leurs yeux qui s’agrandissaient, qui dévoraient, des yeux sans fin qui me mangeaient jusqu’à l’intérieur, qui grignotaient les nerfs, qui suçaient la moelle, je me sentais vidé avant même d’avoir posé une lettre.

Je respirais mal, je respirais comme si chaque inspiration découpait mes poumons en lambeaux, j’avais chaud, mais c’était un chaud glacé, un chaud qui me brûlait les os sans que la peau en sache rien, un feu noir, sans flamme, un feu qui ne brillait pas, un feu qui me rongeait silencieusement, il me dévorait les veines, il me dévorait les tendons, il me dévorait les cordes vocales avant que je parle, et alors je ne crachais plus que de la poussière, chaque mot devenait cendre, et la cendre collait à ma langue, collait à mes dents, collait à ma gorge, je mâchais de la poussière, je respirais de la poussière, la poussière du papier gratté, la poussière des phrases barrées, effacées, recommencées, la poussière des copies punies, la poussière des aveux qu’on m’avait arrachés.

On disait lève-toi, on disait avance, mais mes jambes tremblaient, mes genoux se heurtaient, les muscles se contractaient tout seuls, comme si un autre les agitait de l’intérieur, des secousses, des sursauts, comme si le corps voulait sortir de lui-même, comme si les nerfs ne voulaient plus obéir, et je voyais ma main continuer à tracer malgré moi, une main étrangère, une main parasite, une main qui griffait, qui rayait, qui recommençait, je voulais dire non, je voulais dire arrêtez, mais les mots ne formaient que des hoquets, des gémissements bas, presque des aboiements étouffés, je sentais mes mâchoires vibrer, se serrer, et dans ma paume je sentais encore l’empreinte du crayon, l’ongle de graphite enfoncé dans la chair.

La salle changeait, sans que je sache, tantôt un réfectoire, tantôt un couloir, tantôt une chambre étroite, parfois la rue la nuit, et toujours il y avait une table, un papier, une main courbée, une lumière faible au-dessus, comme si écrire m’avait enfermé dans toutes les salles, dans tous les couloirs, dans toutes les nuits, et les murs bougeaient, se rapprochaient, s’écartaient, les néons passaient à la lueur de bougies, puis à l’obscurité d’un tunnel, et je comprenais que ce n’étaient pas des lieux, mais des pages, des pages où je m’enfonçais, des marges qui se rétrécissaient, des marges qui m’écrasaient, je ne faisais que m’enfoncer dans la page.

Et les voix, elles continuaient, elles ne venaient pas de moi mais elles passaient en moi, elles entraient par mes oreilles, elles traversaient mes tempes, elles se plantaient dans mon crâne comme des aiguilles, elles passaient dans ma bouche, et ma bouche les répétait malgré moi, et ma main les écrivait malgré moi, et je voulais hurler que ce n’était pas moi, que je n’avais pas dit, que je n’avais pas écrit, mais c’était trop tard, l’encre était posée, on l’avait lue, on la lirait, et c’était sur moi qu’on se retournait, toujours moi, coupable, coupable d’avoir laissé passer, coupable d’avoir tracé, coupable d’avoir gardé, coupable d’être traversé, traversé de mille écritures.

Je n’avais plus d’unité, je n’étais plus qu’un sac de voix, de tremblements, de nerfs secoués, un sac de lettres griffonnées, de signes mal formés, de pages froissées, je voulais seulement rester immobile, mais l’immobilité était déjà une douleur, chaque seconde était une brûlure, chaque seconde ajoutait un clou dans la tête, dans la nuque, dans le ventre, chaque seconde ajoutait une ligne forcée, une ligne qui saignait, et je sentais mes entrailles tourner, se nouer, une nausée permanente qui cognait sous le diaphragme, comme si j’avais avalé du papier, du papier imbibé d’encre noire, imbibé de plomb, je sentais mes jambes s’alourdir, mes bras s’engourdir, et dans cet engourdissement il y avait encore des secousses, encore des crampes, comme si j’étais à la fois glacé et en feu, figé et convulsé, mort et encore écrit malgré moi.

Et la masse, toujours, la masse qui gonflait, qui avalait, pas une masse de vide, pas une masse d’air, mais une masse de papier collant, une pâte de fibres, elle me recouvrait, elle me serrait, elle entrait par mes narines, par mes yeux, elle remplissait la bouche, je suffoquais mais sans mourir, je m’étouffais sans fin, et dans cet étouffement ma main continuait à écrire, écrire sans fin, sans repos, écrire jusque dans la douleur, écrire jusque dans le sang, écrire jusque dans la convulsion, écrire encore quand tout est éteint, écrire quand il n’y a plus rien à écrire, écrire pour écrire, écrire parce qu’on ne peut pas faire autrement, écrire même en poussière, même en sciure…

Texte/Illustration : Anh Mat