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En décidant d’écrire des portraits de famille pour les Cosaques, je pensais surtout évoquer la vie de personnes rencontrées durant mes recherches généalogiques, pour lesquelles j’avais une tendresse particulière, des inconnus la plupart du temps, étant donné l’époque à laquelle ils avaient vécu mais pour lesquels je disposais de quelques informations. Ce fut le cas de Zéphir ou de Claudine ; quant à Célestine, tout comme Antoine, je ne pouvais exploiter que quelques actes d’état-civil. De Célestine, j’ai aimé le prénom pour tout ce qu’il suggère de rêveries, de légèreté, d’aspirations spirituelles…

Quand je constate ses dates de naissance et de décès – 1794-1849 – je réalise en replongeant dans l’Histoire qu’elle est née avec la Terreur, a grandi sous Napoléon et ses nombreuses campagnes militaires ; qu’elle a connu le Premier Empire avec le sacre du Corse (elle a dix ans), fêté ses vingt ans au moment de son abdication et de la Première Restauration ; qu’elle s’est mariée après les Cent-Jours et le retour de l’île d’Elbe de l’Usurpateur (ainsi Louis XVIII appelait-il Napoléon), qu’elle a vécu sous Charles X et la Deuxième Restauration puis connu une autre grande Révolution, celle de 1830, avant la Seconde République…

Quelle pouvait être la vie de cette femme, me demandai-je, dans la campagne du Nord au début du XIXe siècle, alors que l’on envoie les hommes à la guerre, que les « régimes » se succèdent, que le pays connaît les frémissements de la révolution industrielle ? Car c’est le temps de l’éclairage aux becs de gaz, des premières machines agricoles à moteur, du métier à tisser automatisé de Jacquard, de la machine à coudre et de la photographie, du chemin de fer… Et celui aussi de l’exode des campagnes pour les villes… Célestine a vingt-huit ans quand Champollion découvre le secret des hiéroglyphes ; elle est contemporaine de Hugo, Lamartine, George Sand, Musset, Géricault, Berlioz… Qu’a-t-elle su de tout cela ? Je découvre qu’elle ne lit ni écrit. Sur son acte de mariage, elle signe d’une croix. Au fur et à mesure de mes recherches, elle apparaît en filigrane, et sa vie n’a rien de léger.

Dans la région du Nord où elle voit le jour, c’est bien encore la Terreur durant laquelle on guillotine à tout va à Paris et en province. Robespierre vient de tomber quatre jours avant son arrivée dans le foyer d’Etienne et de Marie, mais en cet An II de la République, un proconsul particulièrement zélé – fervent disciple de l’Incorruptible – est jugé pour « oppression des citoyens en masse et exercice de vengeances personnelles ». Il est décapité à Amiens l’année suivante, en 1795. Longtemps dans les campagnes du Nord on parle de Joseph Le Bon, 30 ans, chef sanguinaire pour les uns, « du côté des plus pauvres » pour les autres.

Célestine accompagne très tôt dans ses prières sa mère, catholique pratiquante, et récite avec conviction les Pater, Ave Maria, Credo et Confiteor… Au cœur de l’Avesnois, les chapelles de Felleries lui sont un refuge, tout comme les oratoires et les croix dispersés dans le bocage environnant, ou au croisement des routes. Adolescente et solitaire, la jeune Fleurisienne fuit la maison pour marcher au bord de la Belleuse qui traverse le village, alimentant les trois moulins à blé. Celui près du chemin du Petit Pont a sa préférence, elle marche jusqu’à la Sardelette, boucle vers le chemin Vert en direction de l’étang, s’arrête sur les berges de la rivière à hauteur du deuxième moulin qui se trouve là, rêve, chantonne, puis reprend le chemin du Muid, le quartier où elle habite. Elle aime aussi se perdre dans le bois de Belleux parmi les chênes, les hêtres et les charmes… Elle se souvient que petite fille, elle y accompagnait parfois son père, bûcheron au village, qui lui apprit à reconnaître encore le frêne, le peuplier, le bouleau ou l’acacia. Jeune fille, elle s’y aventure et traverse les Bois vers le village de Solre-le-Château où se trouve son amoureux… Pierre, un fabricant d’étoffes, de trois ans son aîné, qu’elle épouse en 1815.

A la maison, elle file le lin et le coton pour les marchands locaux de la région, comme nombre de femmes d’ici. Elle manie bien le fuseau puis le rouet et se réjouit de transformer le matériau brut en un fil soyeux. Et comme elle aime chanter, elle file en entonnant des chansons d’amour, de vieilles rengaines d’avant la Révolution de 1789 qui racontent des vaudevilles ; des airs traditionnels revêtus de vers du moment ou encore Malborough, Annette à l’âge de quinze ans… Mais son préféré reste Le chant des partisans, que son père Etienne lui a appris dans ses premières années car il avait été écrit, disait-il, l’année de sa naissance. A son mariage elle est fileuse… Trois décennies plus tard, la « ménagère » travaille pour quelques maisons bourgeoises tandis que Pierre est employé comme ouvrier dans une usine textile des environs.

Entre son mariage et sa mort, Célestine a porté de nombreux enfants dont sept seulement survivront : quatre garçons et trois filles. Le premier qui meurt à deux ans porte le prénom de son père… Elle renommera Pierre son quatrième garçon. Entretemps, il y aura eu Valentin, André, et après le deuxième Pierre, Adèle, Louis, Célestine et Adeline. En 1846, elle perd à quelques jours d’intervalle, Pierre, 19 ans, et Adèle, 16 ans. Elle les veille l’un et l’autre successivement, épongeant leurs sueurs froides, massant leurs jambes et leurs bras pour éloigner les crampes douloureuses… Est-ce le choléra, déclaré cette année-là en Europe et en France, qui touche la région du Nord ? Elle est terrifiée quand la soif dévore les jeunes gens. Se laisse-t-elle mourir de chagrin, ou est-elle atteinte elle aussi par la maladie qui sévit à la frontière belge toute proche, trois ans plus tard ? Toujours est-il que Célestine meurt à cinquante-quatre ans dans son lit, rue du Muid, dans le village de Felleries.

 

Texte : Marlen Sauvage
Photo : DR – Moulin à eau de Felleries