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Sous la surface des choses se cachent parfois d’autres choses.

Les humains ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une peau sensible pour sentir et palper, une langue bien équipée pour goûter aux plaisirs de la vie, un nez fin pour capter tous les parfums du monde.

Et pourtant, ils sont souvent aveugles, sourds, agueusiques, anosmiques et sans aucune sensibilité. Certains très rarement, ont un sixième sens, et captent ce qui vit sous la surface des choses.

D’autres compensent leur étourderie par une belle imagination. Quelle que soit la catégorie dans laquelle vous vous situez, je vous propose de fermer les yeux, de laisser votre inventivité vous apprendre à voir les choses qui vivent derrière les choses

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Yann connaît cette plage depuis qu’il a dix ans.

Ses parents ont décidé un beau jour de quitter la ville, ses tours et ses illusions, pour venir habiter sur ce coin de littoral sans savoir ce qu’il adviendrait d’eux. C’était un pari fou mais ils l’avaient réussi. Le père s’était engagé sur les thoniers de l’île où ils avaient toujours besoin de main d’œuvre et la mère dans la sardinerie de la ville. Ils avaient trimé dur pendant cinq ans, mais ils avaient fini par mettre assez d’argent de côté pour pouvoir monter un petit commerce sur le port. Depuis, ils vendaient les sucreries traditionnelles et les gâteaux typiques de la région, des glaces à la crème et à l’italienne, des crêpes et pendant un temps ils avaient même étendu leur menu jusqu’à la soupe de poisson en bocaux, les sardines en boites locales et des « Fish and Chips » à emporter.

Yann admirait la ténacité et le courage de ses parents. Mais il n’était pas de leur trempe, il avait préféré laisser son frère prendre leur succession et avait choisi un métier différent. Il avait besoin de stabilité. Ce déracinement lorsqu’il avait dix ans l’avait marqué malgré tout. Il avait besoin de vision d’avenir, d’un métier solidement ancré dans la tradition qui lui assurerait un équilibre dans l’avenir. Il avait fait son apprentissage dans l’ébénisterie chez un artisan de la région qui lui avait appris tout ce qu’il savait. Il avait été compagnon du devoir et formait des apprentis dans le même esprit, celui de l’excellence. Il aurait voulu devenir charpentier de marine, mais l’occasion ne s’était pas présentée et ce n’était pas un métier que l’on pouvait improviser, alors en attendant, il fabriquait des chaises en pensant qu’elles seraient très utiles à de nombreuses personnes. Et c’est très long à fabriquer une chaise bien faite !

Il atténuait sa frustration en allant aider son copain Gaël à construire son voilier pendant les vacances d’été. Son père, aujourd’hui retraité était un ancien des constructions navales de Brest et avait participé à la restauration de célèbres voiliers. Il était de bons conseils et leur racontait des anecdotes sur les voiliers anciens tout en travaillant aux finitions. Il adorait ces moments de partage. Encore quelques jours et Gaël pourrait essayer ses voiles au large de la pointe du Guilloux.  Ils ne seront pas peu fiers de leur travail quand ils le verront quitter le port à l’heure de la marée haute.

Gaël et lui avaient parcouru tous les chemins de la côte avec leurs vélos rouillés par le sel. Ils avaient exploré des marais oubliés, des cabanes d’ostréiculteurs désaffectées, des grottes dans les rochers du Diable d’où il fallait être parti dès la marée remontante sous peine d’être noyé dans les boyaux du malin. Ils avaient peuplé leur enfance de monstres fabuleux et de fées mutines, avaient couru les filles ensemble, pris ensemble leur première cuite, fumé ensemble leur première cigarette. Ils étaient copains, à la vie à la mort. Ils étaient frères de sang. Cela l’inquiétait un peu qu’il parte seul sur un voilier qu’ils avaient construits eux-mêmes. Si quelque chose de fâcheux lui arrivait, il aurait des remords jusqu’à la fin de ses jours…

Ce soir-là, il arpente la plage à grandes enjambées. Leur plage. Celle où ils avaient passé tous les mercredis de leur enfance. Il regarde l’horizon et l’imagine seul, navigant au large. La marée descend doucement, ce soir il y a très peu de vagues. Le vent est tombé. Yann s’assoit sur la dune, le soleil va bientôt se coucher, il essayera de voir le rayon vert. Il faut être attentif, cela ne dure qu’une seconde.

Les rochers du piège à poisson forment une masse sombre, entourée de l’or du couchant que l’estran reflète. Il a toujours trouvé beau cet amas de rocher construit aux temps où les hommes n’avaient aucune aide mécanique pour le faire. Il se demande souvent comment ils ont pu faire. C’est pareil pour les dolmens, la Foi soulève parfois des montagnes. Il a souvent pensé que ces quelques roches sombres étaient encore être imprégnés des croyances magiques de ces hommes depuis longtemps disparus. Penser aux générations qui l’ont précédé sur ce rivage lui donne le vertige. Il ferme un instant les yeux pour mieux les imaginer…

Un glissement de sable tout près de lui, à peine audible, comme si quelqu’un marchait sur la dune sur la pointe des pieds. Il ouvre les yeux et tourne la tête en direction du bruit. Il ne voit qu’une petite cascade de sable qui s’écoule doucement et s’arrête le long d’un chardon. Il sourit de son émoi, qui aurait pu marcher là puisqu’il est seul ce soir sur cette plage.

Il se retourne vers le large et son cœur s’arrête !

Elle est là devant lui grande et osseuse, toute vêtue de noir, le visage anguleux, un regard perçant qui le traverse. Il sursaute mais curieusement ne se sent pas menacé. Il jette un coup d’œil aux alentours, se demandant d’où cette personne est arrivée aussi brusquement. Il se lève pour être à sa hauteur mais elle domine de la tête et des épaules. Il n’a jamais vu une femme aussi grande jusqu’ici. Derrière elle, le soleil finit de se coucher et il lui semble que les rochers du piège à poisson ont disparu, bien que la marée descende. Son esprit reste bloqué sur cette incongruité. Enfin, où est passé ce piège à poissons ? Il se tord le cou pour l’apercevoir derrière elle, mais il n’y a rien.

Elle rit et ce rire est incroyable. On dirait une corne de brume. Il rit avec elle, nerveusement.

  • Ne cherchez pas à comprendre ce qui vous dépasse, mon jeune ami. Admettez-le, ça sera déjà très bien. Si vous ne voyez plus les rochers noirs, c’est qu’ils ne sont plus là où vous le pensez. Parfois, les choses prennent d’autres apparences. Peu importe, regardez-moi et écoutez-moi attentivement.
  • Mais enfin, qui êtes-vous ? demande Yann un peu perdu.
  • Ceci est une information inutile, répond la femme. J’aime bien votre ami Gaël autant que je vous apprécie. Je vous ai vus grandir, en beauté, pas toujours en sagesse. J’aimerais que votre amitié dure plus longtemps que le vent. J’aimerais que la vie vous sourie. Vous êtes des garçons « bien ».
  • Mais enfin, qui êtes-vous ? répète Yann de plus en plus interloqué.
  • Peu importe. Je suis là pour vous aider. Il faudra m’écouter et faire ce que je vous demande. Parfois, les questions sont inutiles. SI vous croyez que vous comprendrez tout de cette terre, vous vous bercez d’illusions mon jeune ami. Il y a tant de choses qui vous dépassent pauvres humains, alors que vous croyez tout connaître.
  • Mais enfin…
  • Taisez-vous ! Le temps presse. Vous allez rentrer, appeler votre ami et le convaincre de ne pas partir essayer ses voiles à la pointe du Guilloux. C’est un endroit dangereux où la mer est imprévisible. Plusieurs marins plus aguerris que lui y ont laissé leur vie. Les derniers c’était ceux de la « Belle Hermine ». Ils étaient dix et personne n’a survécu.
  • Mais comment le savez-vous ? demande Yann, les recherches sont abandonnées, on n’a jamais retrouvé le navire. Et ils n’étaient pas dans ces parages.
  • Si, ils ont dérivé vers la pointe parce qu’ils avaient perdu leur quille dans la tempête et les rochers du Guilloux ont fini le travail. Ne discutez pas, dites-lui cela et croyez-moi, il vaudrait mieux que vous arriviez à le convaincre…

Un bruit sec attire son regard vers le sommet de la dune, un goéland se perche sur une souche de pin maritime brisée par le vent. Yann se retourne vers la femme pour l’interroger de nouveau. Elle n’est plus là. Il balaye la plage du regard, elle n’a pas pu disparaître en si peu de temps. Devant lui, les rochers noirs du piège à poisson sont étalés sur le sable, la marée a totalement découvert l’estran. Dans quelques secondes la dernière ombre orangée du soleil aura plongé derrière l’horizon.

Il faut qu’il les atteigne avant la tombée de la nuit. Il faut qu’il sache…

Il dévale la dune en courant jusqu’aux roches noires. Il suit la ligne des rochers, ce ne sont que des blocs de granit recouverts d’algues où quelques flaques saumâtres restent bloquées par le reflux. Il les caresse du bout des doigts dans la pénombre ne sachant pas ce qu’il cherche. Soudain il sent une plaque métallique sous la paume de sa main, il tire mais elle est bloquée entre deux roches. Il la secoue violemment. Il est sûr qu’il doit le faire. La nuit tombe. Il s’arque boute et tire de toutes ses forces sur la plaque qui lâche d’un seul coup. Il tombe à la renverse sur le sable, pile dans une flaque remplie de varech. Peu importe, il se relève et part en courant en serrant sa plaque contre lui. Il sort de la plage au moment où le dernier rayon du soleil disparaît. Il reprend son vélo et rentre chez lui aussi vite qu’il le peut.

En pédalant, il pense à Gaël et se dit qu’il l’appellera dès qu’il aura repris son souffle pour lui raconter son aventure. Tant pis s’il le prend pour un dingue. Mais d’abord, il faut qu’il découvre ce que cache ce morceau de métal qu’il a récupéré dans le piège à poisson.  Il ne comprend pas tout, mais il sent que c’est important.

Il arrive chez lui, éclaire son plafonnier et pose la plaque de métal juste sous la lampe. Elle est recouverte de varech et ressemble à un morceau de bois flotté. Il l’emporte vers l’évier de la cuisine et la rince à l’eau claire, frottant doucement pour enlever les algues. Quelques lettres apparaissent, un mot se forme, puis deux. Yann blêmit en lisant l’inscription.  Il recule en trébuchant sur le bord de la table où il pose la plaque. Sans la quitter des yeux, il cherche son portable dans sa poche pour appeler Gaël. Celui-ci répond à la seconde sonnerie.

  • Gaël, c’est moi. Tu ne dois pas sortir avec le voilier comme prévu. Je t’expliquerai ça de vive voix, mais il faut me croire. La pointe du Guilloux est un lieu maudit. Il ne faut pas aller là-bas. Attends-moi demain matin, je vais t’apporter quelque chose qui te fera froid dans le dos.

En fait, Gaël n’était pas là, il n’a eu que son répondeur. Tant pis, il le rappellera autant de fois qu’il sera nécessaire jusqu’à ce qu’il lui parle.

La plaque brille sous la lampe. Les lettres argentées se détachent du fond marine. Il ose à peine les regarder.  Puis il se décide et lis à haute voix :        « Belle Hermine ».

Texte et photo : Marie-Christine Grimard

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