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Je me souviens d’un décor bucolique coincé entre les immeubles et les villas à l’architecture hétérogène d’une ville de banlieue parisienne. Une route passante longeait la haie d’enceinte et les freins des voitures au feu rouge rythmaient le pouls de sa fréquentation. Cet après-midi là pourtant le silence envahissait le quartier dans une chaleur de plomb. La petite maison en bois vous accueillait sous son auvent de verre. Mais avant de passer le seuil de l’entrée, vous pouviez apercevoir sur la gauche la véranda aux vitres étroites enchâssées dans des rails de métal, le massif d’hortensias, l’allée de cerisiers et de pommiers, la tonnelle où trônait une table en béton, le petit bassin vidé de son eau décoré de mosaïques, et deviner à l’arrière l’étendue du jardin. La maison portait le numéro treize. C’était un quatorze juillet, je t’y avais suivi.

Je marchais dans les pièces où avait vécu une famille d’Italiens. Je regardais les moulures au plafond, les murs de bois recouverts de toile de jute, la marque sur le sol d’une ancienne cheminée, deux lits superposés où dormaient les garçons, la chambre des quatre filles au papier peint passé fleuri de marguerites… La petite cuisine sentait le vieux et le sale, plus personne ne vivait là depuis la mort des parents. Le carrelage éteint aux motifs bleus et blancs entrelacés dans un losange rouge avait dû vibrer de couleurs éclatantes et résonner des talons hauts des aînées de la fratrie. J’ouvrais un placard puis un autre, leurs portes de bois peint jadis aux tons de crème aujourd’hui grises et écaillées. La vaisselle pauvre multipliait les assiettes dépareillées, les bols ébréchés, les verres empilés. J’en prenais un pour boire, le chiffre dans le fond m’évoqua nos jeux d’enfant : il décidait de notre âge et il suffisait ensuite de se comporter selon celui-ci. L’eau avait un goût prononcé de chlore. J’étais la première que tu invitais dans cette maison, je mesurais le cadeau qui m’était offert, je me demandais si j’aimerais vivre ici.

Jouxtant la cuisine, la chambre des parents dont l’unique fenêtre ouvrait sur la salle de bains m’émut par la tristesse qui en suintait. C’était là sans doute que tu avais été conçu. Le lit défait accusait le poids de ton sommeil de la veille, rien dans cette maison ne mentait sur son âge…

Il n’y avait pas de salle à manger, un canapé tenait lieu de salon dans le fond de la cuisine face à une télévision posée sur un meuble blanc. Je pris la porte à droite qui menait à la salle de bains éclairée par la lumière venue du jardin, la baignoire était vieille aussi, le rideau de plastique rose et craquant. La porte du fond menait à une sorte de buanderie biscornue où un court escalier de bois grimpait vers un grenier minuscule. J’y montais pour découvrir une malle en planches dont j’appris plus tard qu’elle était celle du grand-père parti en Australie courir sa chance. Les livres à l’intérieur portaient tous le nom de ton frère. Je ne posai aucune question. La malle parlait pour lui.

Je réalise aujourd’hui que cette maison, contrairement aux autres, ne m’a prévenue de rien. A aucun moment de cette première visite, elle ne m’a mise en garde contre cette vie que je croyais être la dernière. Il y a seulement ce numéro treize que j’avais feint d’ignorer.

Je reviens en pensée sur ces lieux maintenant que la vie n’a pas tenu ses promesses et que je ne peux plus en douter. J’y reviens seule avec dans la tête un bruit infernal de voitures, et dans les yeux la haie de buis qui a fait place à un mur crépi, le numéro treize éclatant de blanc sur un carreau d’émail bleu. A l’intérieur, protégée de la furie de la ville, j’embrasse tout, la vie d’avant, le puits et sa margelle, le noyer aux branches trop basses, la cabane au fond du jardin, les salades dans leur clôture, les poules en liberté, les clapiers vides, le linge suspendu aux branches des arbres du verger, la présence de la maman que je n’ai jamais connue.

J’avais plongé tête la première dans cette vie où pour seul héritage tu avais me disais-tu le vieux vélo de ton père posé contre le grillage. Durant ces années, nous avons bu à toutes les sources, dévalé toutes les montagnes, nous nous sommes baignés dans des lacs au petit matin, nous avons dégusté des pâtes aux cèpes en Italie, promené nos âmes dans Arcumeggia, ri et pleuré à Polperro, vu des films nordiques à Rouen, dégusté du chocolat à Lille, déambulé dans Arles et Sète, volé des petites cuillères dans les bars d’Irlande, retrouvé notre adolescence à l’Ecole d’arts d’Orléans, vu naître des rhinocéros et des papillons, suivi Teresa quelque part en Ombrie sur les traces de Bellet, adoré (moi) et détesté (toi) Rony Brauman, grelotté de froid dans le dernier train de banlieue qui nous ramenait chez nous après le théâtre à Saint-Denis. Tu m’inondais de carnets remplis de photos de moi, tu m’appelais ta Madone, tu t’étonnais de ma fantaisie à déposer des cuticules de fraise sur des oranges, et puis voilà treize ans avaient passé.

Tu avais refermé la porte derrière nous mais un jour tu t’étais enfui. Alors j’avais couru pour entrer dans une autre maison. Elle portait le numéro 9.

Texte et photo : Marlen Sauvage