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shinegawa

Il y eut un fracas immense. Quelqu’un forçait la porte et tentait de l’ouvrir. J’ai ouvert les yeux, je n’ai vu que le mur, lisse, intact, recouvert de son papier peint familier. Je me suis rendormie. Et quand est venue la lumière de ce qui pouvait être le matin, je me suis réveillée véritablement cette fois-ci. Le chien s’était levé aussi, humain peut-être en sa précédente vie, tant il savait parler de façon si profondément intuitive avec son entourage. Nous avions vu, tous les deux, une lumière dans la grande salle. C’était une pièce que je ne connaissais pas. Illuminée, comme une salle de fête à Noël. J’y suis allée pour éteindre la lumière, pensant à quelque inadvertance. Quand je suis arrivée sur le pas de la porte, j’ai vu ce qui me paraissait être une famille. Une femme entourée de jeunes enfants. Elle triait ma vaisselle, mes objets et soudain je compris. Elle était en train de remplir des sacs, elle était en train de me voler ! Elle ressemblait à ces vagabonds que l’on décrit dans les contes d’enfant. Nomade, volant ce qu’elle pouvait pour survivre. C’était son travail comme d’autres labouraient, vendaient, soignaient, enseignaient, écrivaient ou imaginaient. Elle ne ressemblait à ce que l’on pouvait se représenter des voleurs. Ce sont des êtres finalement comme vous et moi. Elle était pensive et réfléchissait à je ne sais quoi en même temps qu’elle faisait ses petits classements. Verres, assiettes, plats, bols, tout était trié puis enveloppé dans du papier journal qu’elle avait en grands rouleaux dans ses cabas posés à même le sol.

Je me précipitai vers elle mais mon mouvement s’arrêta en chemin. Je regardai les objets plus attentivement. Aucun ne m’appartenait. Comment pouvais-je dire qu’elle me volait alors que je ne reconnaissais aucun des objets qu’elle sortait de l’armoire ? Un beau vase trônait au milieu des affaires entassées. Et de sa céramique bleue et blanche, des scènes en desquamaient. Des personnages s’animaient. C’était une musique d’ombre, bunraku, tête et bras, puis jambe avançant, ils se déplaçaient sur une scène que je n’avais jamais vue. Le chien fut captivé lui aussi. Il ne grogna pas. Il observait la scène dans cette distance que permettait l’incongruité de la situation. Cette femme était chez moi sans doute par effraction, avec de plus une ribambelle d’enfants mal soignés qui déplaçaient des objets autour d’eux, sans se soucier le moins du monde, s’ils pouvaient les casser ou non. Mais cette pièce qui était pourtant chez moi, je ne l’avais jamais vue, ni les nombreux objets qui étaient dans le sac de la voleuse. Je voulus lui parler, mais aucun son ne sortit de ma bouche, comme si mes cordes vocales ne trouvaient plus leur fonction. Je voulus agir mais mon corps était lourd, il était comme pris dans une glue cireuse et compacte. Le silence était tombé aussi sur le chien. Il se trouva recouvert d’une cape neigeuse qui assourdissait tous les sons avoisinants. Il ne renifla ni ne grogna. Nous étions tous les deux, sidérés par cette scène surgie de nulle part.

Une rambarde se dressait au bord d’un précipice verdoyant. La terre était vallonnée, ses dômes moussus, le printemps battait son plein. Les arbres étaient en fleurs. Elles étaient roses, blanches, surnaturelles, épanouissant leurs bouquets vers le ciel. Je voulus les cueillir pour mieux les sentir mais mon attention fut attirée par quelque chose de singulier. Les personnages le long de la route se mirent à danser, ils virevoltaient, éventails déployés,  costumes flamboyants. Le chien les suivit aussitôt, il leur semblait sympathique, ils l’ont emporté dans leur ronde. Une maison de thé se trouvait au fond du chemin, accueillant toutes ses marionnettes de la vie. Ils parlaient, conversaient, chantaient. Modulations polymorphes. Je ne sus reconnaître leur musique. Certaines voix étaient violons, d’autres devenaient harpes par la grâce d’un claquement de langue, et d’autres étaient triangles, distillant leur son cristallin, je crus même entendre un shamisen tapis sur la droite de la scène. Elles étaient musiques du monde, prolifiques, voyageuses dans les hémisphères de la mémoire. Certaines voix comptaient. Des séries de chiffres à haute voix comme si elles faisaient les comptes de toute une vie. La voleuse classait la vaisselle de mon armoire. Que comptait-elle et pour qui comptait-elle donc ? Sa vie se passait-elle à compter pendant que les autres dansaient ?

Dans cet enchevêtrement d’histoires absurdes, surgit soudain un officier de police. Il déclara haut et fort, ce n’est pas possible, avez-vous vu, elle enseigne le vol à ses enfants ! Ce n’est tout de même pas une éducation encore moins un contrat social ! J’avais pensé ensuite, peut-être un peu trop haut, les idées suivantes ; elles m’avaient échappé et s’étaient épanouies dans un recoin de ma voûte frontale. Elles étaient comme des bulles au-dessus de leurs images. Mais il les avait aussitôt entendues, sans nul doute par transmission de pensée. C’est vrai vous avez vu, apprendre à voler à des enfants, tout de même ! Mais… rien n’est à moi parmi les objets entassés. Et tous ces personnages en farandole, savez-vous qui ils sont véritablement ? Il se gratta la tête, perplexe, puis il me répondit, courroucé. Eh bien, si vous prenez leur parti maintenant, il ne fallait pas appeler la police ! Pour vivre en société, il faut se tenir un minimum, impossible de tout tolérer ! Ce serait ouvrir la porte aux pires extravagances ! Je me défendis le sentant tout à son aise. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Mais dans le cas présent, ne trouvez-vous pas que nous sommes confrontés à une drôle d’affaire tout de même ? Elle est rentrée chez moi par une porte que je n’avais jamais vue, dans une pièce toujours chez moi que je ne connaissais pas, pour me voler des affaires qui ne m’appartenaient pas ! Il se gratta à nouveau la tête et s’assit pour prendre un thé, sans doute pour reprendre ses esprits qu’il avait fort embrouillés. J’aime bien le thé vert, déclara-t-il, mais il n’est pas assez fort pour moi le matin. Je découvris soudain un autre homme, esthète devenu, assis là, humant lentement les saveurs subtiles de son gâteau de thé, le dégustant ensuite avec application et profitant du temps d’un magnifique printemps cerisier. Je me disais en moi-même que j’y étais peut-être allée un peu fort, tant je l’avais convaincu. Mais tout de même, que faisaient donc ces gens sur ces collines de printemps ?

Au loin s’étendait une plaine, couleurs été, l’eau était toujours au pied du mont Fuji, étalant ses reflets bleus, si bleus, appels cyanes, vertiges de mondes. Le chemin du village se faufilait entre les murs des maisons de papier, leurs toitures recouvertes d’étincelles mica. Telles étaient bien les seules réalités tangibles qui se déroulaient sous mes yeux. Le chien hocha la tête, confirmant l’existence de la scène. L’affaire semblait bien trouble cependant. Je n’avais pour seul recours que de me tourner vers l’horizon pour tenter de trouver une issue à la situation. C’était une histoire absurde. Certes. Des gens qui m’étaient inconnus, dansaient, d’autres devisaient, d’autres encore, se reposaient, assis sur leur tapis vert sombre, déployé sur les collines duveteuses. Soudain pendant que je méditais la situation, je vis se lever une nuée d’oies sauvages. Elles disparurent comme s’effaçant dans les nuages. Elles étaient en transit vers d’autres cieux. Mais leur claquement d’ailes était si fort qu’il s’était installé dans mon oreille et il continuait de résonner dans ma boîte crânienne. C’était un battement lent, lourd, pulsation vaisseaux, sourde, qui allait s’amplifiant vers les deux hémisphères. Je sursautai et décidai de m’asseoir de ce côté-ci de la terre. La porte était à sa place, je l’avais bien fermée à clé, hier soir quand je m’étais endormie. Le mur était à sa place, lui aussi. Saumon clair, couleurs fleurs, peuplant mes rêves du matin. Elles étaient venues ensuite m’entourer de leurs bras familiers et je m’étais retrouvée au creux de leurs pétales, blottie au sommet de leurs branches tendues vers le ciel. D’où venait donc ce si grand fracas ? D’un livre tombé, d’un écho dans la montagne, d’une réverbération venue du lac ou de ces marionnettes de la vie ? Tous venus frapper à la porte des fantasmagories de la nuit. Pourquoi vols ? Pour seule réponse, j’entendis le battement d’ailes des oiseaux migrateurs le long de l’eau. J’avais cru pourtant me réveiller par plusieurs fois, au milieu des neiges du mont Fuji, par la grâce de ce regard voyageur que porte affolée, la lumière. Une nuit était passée encore.

Mille et une nuits avait-elle dit…

Texte : Lan Lan Huê
Image: Tōkaidō Shinagawa , nr 39  des vues du Mont Fuji de Hokusai.
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