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Joseph Brodsky 2003

« Je rentrerai quand tomberont les fleurs de l’acacia… »

Un beau texte de Christine Zottele paru sur ce blog en février 2014 a réveillé en moi un souvenir.

Elle nous racontait le retour à Niregyhaza, en Hongrie, d’Andras, prisonnier de guerre hongrois,  transféré provisoirement dans un hôpital psychiatrique de l’ex-URSS, où il avait passé cinquante-trois années. Il n’avait pu retenir son identité et sa langue maternelle, qu’en écrivant sur les murs verdâtres et glauques du pavillon des agités, les paroles d’une vieille chanson hongroise qui parle d’acacia… Cette chanson lui avait été chantée quand il avait dix-neuf ans, par sa petite-amie Erzebet âgée de seize ans avant qu’il parte au front. Elle, veuve, après une vie pleine des bonheurs et deuils normaux mais sans qu’elle ai jamais oublié son Andras, était venue à la gare pour assister à son retour. Quand il est descendu du train, elle a chanté leur chanson, mais lui ne se souvenait pas de son amie. Lorsqu’il lui a été demandé s’il se souvenait d’une chanson hongroise d’antan, il s’est mit à sourire et fredonner la chanson de l’acacia.

Mon souvenir. En l’automne de 1995, j’ai vu sur la TV néerlandaise une série exceptionnelle. Cinq soirées de quatres heures, de vingt heures donc, d’un programme d’interviews sur un seul mot : ‘le souvenir’. Les merveilles et les tromperies de la mémoire. Le programme s’appelle ‘Vertrouwd en o zo vreemd’: ‘Familier et, oh, si étranger’. Ce ‘conte télévisé’  peut encore  être acheté en DVD. Le plus souvent on parle anglais. L’animateur, Wim Kayzer, avait invité en 1994 dans un petit chateau à l’est des Pays-Bas la crème de la crème mondiale pour les territoires de la neurologie cérébrale et de la psychologie, du monde  littéraire, une pléthore de personnes uniques: des scientifiques, des personnes traumatisées, des idiot-savants, des chanteurs, une patiente de la maladie d’Alzheimer,  des poètes, des gens d’une mémoire exceptionnelle. Ils les interrogeait en petits groupes, ou seuls, autour d’une table, dans l’intimité d’une chambre, plusieurs fois. Le projet prenait plusieurs mois et le montage du film presqu’un an..

Willem Kayzer reste toujours hors écran mais pose ses questions et  fait ses commentaires en voice-over. Sa question principale : “Allons-nous jamais  comprendre un peu de notre conscience sans  tout d’abord  saisir la couche sur laquelle elle flotte : la mémoire et le souvenir ?”

L’histoire de Christine m’a fait me souvenir surtout des heures pour moi particulièrement émouvantes, en intimité  autour d’une table avec l’immortel  Joseph Brodsky, l’auteur nigérien Ben Okri, et l’auteur péruvien Mario Vargas Llosa. Joseph Brodsky, nerveux, fumant, donnant parfois, faussement, l’impression d’être indifférent puis éclatant en de longs monologues passionnés qui révélaient son absolue présence dans la conversation, tout en parlant rapidement, allant en avant avec conviction, hésitant parfois, allant en arrière pour reprendre une nouvelle route, séparant  ses observations à grande allure par ses ‘etceteraetcetera’, plutôt staccato etctraetctra.

Leur conversation m’est resté inoubliable, ils ont parlé de leurs traumes et leur façons diverses de les conquérir, ce billet n’est pas le lieu pour tout résumer. Dans le contexte du thème de ce texte il suffit de parler des idées de Brodsky sur la poésie et les poètes dont il dit “nous articulons le monde”.

Il racontait qu’ il avait pu  supporter ses années en camp de travail et surtout dans les hôpitaux psychiatriques en Russie, par les lignes de poésie qu’il avait enrégistrées dans sa mémoire. Très pessimiste sur le futur du monde, il racontait qu’il avait fait mémoriser par ses étudiants à New York entre 1500 et 2000 lignes de la poésie de plusieurs poètes, en mètres diverses, qu’ils devaient toujours avoir disponible ‘comme des allumettes’ pour s’en souvenir au moment d’une catastrophe, “je crois que la poésie donne les chances meilleures pour la survie de notre civilisation.” À quelques 3-4000 étudiants, pendant des années, il disait, “et s’ils en peuvent souvenir,  je n’ai pas gaspillé mon temps”. Il fit ces remarques pour souligner sa préférence pour la rime.

La poésie. Elle me touche – pourtant je ne suis pas un poète. La musique me touche – pourtant je ne suis pas un compositeur. Pour moi, la poésie est de la musique écrite et dite. On en écoute  les notes et les accords de mots. Je m’étonne que l’on traduise des poèmes en une autre langue, car comment traduire les notes, la sonorité originelle, avec un sens deviné des mots ?

Le plus de tout, la poésie est,  pour moi, le mot écrit de loin qui est plus fort que le mot dit de près. La poésie a beaucoup en commun, pour moi,  avec les mots des correspondances entre ceux qui ne peuvent pas se toucher, les Abélard et Héloise. Comme les poètes, ces correspondants voient de loin que l’on ne voit pas de près. Ils voient l’essentiel par manque du banal du quotidien, réfléchissent avant d’exprimer son sentiment, prennent beaucoup de temps pour écrire un texte bref (au lieu d’un long texte par manque de temps, ou par manque de concentration ou de sentiment profond).

Ainsi, de loin, on peut se souvenir pas seulement de son passé mais aussi de son futur. Ainsi on a, je pense, comme les poètes, une mémoire vers l‘avant, a forward memory. On est étranger et, oh … si familier. Je le sais.

Joseph Brodsky mourut quelques mois après les émissions, en janvier 1996. J’ai visité sa tombe en 2003. Il repose sur l’île cimetière de San Michele à Venise. Pas facile à trouver. J’ai suivi les flèches quasi-invisibles donnant la direction Russe Orthodoxe, tout à l’autre bout de l’île, où se trouvent les tombes de Stravinsky et Diaghilev. Là-bas, je l’ai trouvé finalement.

On avait déjà changé la croix que l’on y avait posé en hâte, en 1996,  pour une pierre tombale plutôt  juive, sur laquelle on peut poser des petits caillous, symboles de l’éternité. Normalement on ne met pas de fleurs ou plantes sur une tombe juive. Pourtant,  comme on peut le voir sur la photo que j’ai prise, Brodsky est universel. Et dans un pot de confiture vidé, quelques dizaines de bics et de crayons.

Je le sais. Mes mots de loin:

L’onzième commandement
Tu
ne mourras point
je t’en prie

Texte et photo: Jan Doets, reprise de 11 février 2014
Le texte de Christine Zottele : « La Promesse »de 10 février 2014
Poème: ma traduction de « Das elfte Gebot » de Michael Krüger: «Kurz vor dem Gewitter», Gedichte , 2003.

Das elfte Gebot
Du sollst
nicht sterben,
bitte