Wood Worker

Il est ébéniste d’art. Il a invité tous ses voisins à ce qu’il nomme sa « tombée d’établi ». Tournée d’excuses autour d’un verre, avec des mots pour ne rien dire. Il a inventé cette petite courtoisie pour se faire pardonner du bruit de ces derniers mois.

Quand les autres partent au travail. Tôt le matin, il arrive à l’atelier. Il besogne la nuit quand le jour ne suffit plus. Et les heures s’écoulent. Penché sur son établi, il scrute le bois. Parfois une idée s’impose. Et puis vient le geste qui creuse la forme, fait danser la matière. Il en accentue la courbe, le relief, la lumière. L’accidente. Comme une urgence. C’est un mouvement de son être qui surgit et n’attend pas. Même à minuit.

Mais parfois, oui parfois, une fois l’enforme surgie, ce sont des redites qui s’égrènent à nouveau devant ses yeux. Redondances, rythmes, échos moulures. Redites, redites encore que tout cela ! Agacé, il soupèse alors la matière comme des phrases dont on voudrait défaire les styles. Elle lui arrive comme des tics qui échappent. Avec cette idée absurde de ne penser que par proverbes. Pauvres lieux communs qui sans cesse reviennent. Et lui quadrillent les hémisphères jusqu’à rythmer son cœur. Sans raison. Alors il se tait. Il s’absente. Pour désencombrer l’établi de toutes ces rondes d’habitude. Il voulait seulement se délester. S’alléger de ses apprentissages habitudes. Bonheur de l’oubli. Naissance.

Et voilà venir des mots éparpillés : « tu es un enfant de ton temps » comme un lambeau sur le radeau de la mémoire. Il a alors levé la tête. Et s’est plongé dans le silence. Desquamant jusqu’aux dernières pelures, le souvenir. Il guette alors la pousse nouvelle. Le bruissement des premières feuilles, les plants aux rythmes inconnus, les couleurs franches encore promesse.

Alors il se remet à son établi. Et là entre deux écrous, il serre, il scrute, il ajuste. Recule pour saisir à nouveau les lignes dessinées depuis des mois. Polies, travaillées, reconduites.

Hésitations. Silences. Absences. Pensif. Le regard posé sur le monde. Les mains en suspens. Qu’il est doux de se retrouver face au vide, entre deux temps dont on ignore s’ils sont trouvaille. Il guette alors un mot mais celui-ci ne vient pas. Une phrase. Un geste. Un coup de polissoir peut-être. Il cherche un regard raciné dans le fond d’une rive qui voudrait épanouir la vie de la matière. Mais rien. Rien ne vient. Le bois est sourd. Aveugle. Parfois pendant si longtemps. Dans ce temps entre deux gestes qui échappent.

Il se revoit, dans la galerie. Lors de la dernière exposition. On l’a invité. Les visiteurs l’interrogent. Les passants l’observent. Acheteurs potentiels plantés dans leurs belles chaussures. Leur regard va de la pièce de bois monumentale vers lui, debout, caché derrière son objet. Il s’est détourné. Et dans les reflets du stand voisin, surgit un vieux cauchemar : un homme sépia, aux-pieds nus, élégant dans son costume d’autrefois, s’adresse à lui, l’interpellant devant les autres : « Que fais-tu donc là, toi, le va-nu-pieds ? Es-tu utilitaire ou créatif ? Que fais-tu ici, toi le besogneux de tables et d’étagères, dans ce monde d’art ? Travaille ! Travaille ! Gagne ta vie ! Tu n’es pas des leurs ! » Il a alors fermé les yeux pour effacer le vieil or du songe.

A travers les rives de bois obscur. Sa vie s’étale au grand jour. Avec cette misérable injonction dans la tête, une évidence s’affirme. Surtout pas d’anecdote. Mais une protestation. Grande, fière, debout. Qui clame, relevant la tête. Il n’y aurait-il pas une grandeur de l’utilitaire ? Protestation venue de ses années d’apprentissage. Mais détournée. Avec cet autre éloge. Venu de ces myriades de choses inutiles. Oui. Il l’a découvert dans ces décharges où l’on jette les meubles. Derrière le panneau où est écrit : tout-venant. Et depuis, cela ne l’a plus quitté. Il y a quelque temps déjà. Il y avait des formes, des lignes, des arabesques. Venues de partout. Coulant dans la matière. Ramassant des lignes improbables. Ebauches sculptures. Vacillations impensables. Entre deux étagères arrachées. Furtives ironies.

Son regard s’attarde alors sur le bois. Dans ses rides vieillies, ce sont des rugosités qui vous râpent l’âme. Avec ses écorchures, ses nervures, ses aubiers et ses tranches. Matière écaillée, polie, déformée. Anomalies toutes respectables dont il faudrait faire exister l’histoire. Une par une. Entre nature et surprise. C’est une histoire minuscule où se loge l’âme. Et de retour au village, elle entend les rumeurs et puis les bêtises, sans compter les certitudes et les votes insensés. Les mots grondent, deviennent altercations, projectiles, coups de poignards. Alors il s’est tu. Il s’est éloigné. Loin du fracas du monde. Tout en sachant bien mais quand même. Comme d’autres font un vœu au passage d’une étoile, il fait le vœu d’une histoire dépouillée. A révéler. A faire ex-sister. Dans le regard ébène qui vrille et essuie les copeaux poussière. A la surface de la râpe. Il a choisi son camp.

Le vent s’est levé. Après sa longue journée de travail, il a quitté l’atelier. Pour partir se promener le long de la rivière. Il a évité les regards. Mais voilà que son pied trébuche. Tiens ? Encore du bois. Il y a partout du bois par ici. A ses pieds. Au-dessus de sa tête. Qui encercle ses bras. Bois aux ramures enchâssées jusque dans le bleu du ciel. C’est ce qu’il voyait quand il courait, enfant, au retour de l’école. Il s’est fait forêt. Sombre broussaille. Fougères fantômes brindilles. Le bois est peuplé. Tiens ?! Voilà une de ses planches, jetée là, qui s’abîme. Elle s’effrite mais tient bon. C’est le pont du village. Il sourit. Quel mot grandiloquent pour cette petite chose jetée au travers du cours d’eau. Face aux intempéries, la planche résiste. Et sous elle, coule l’eau. De pierre en pierre, elle rebondit mais elle s’est attachée à ce qui la surplombe, pauvre petit pont de bois. Ils ne peuvent plus exister l’un sans l’autre désormais. Lui pont écaillé, et elle, eau sauvage, minuscule, riant sous le soleil. Le bois est peuplé, il le sait.

C’est un pont. C’est une eau vive. Qui se racontent une histoire. De bois, de métal et d’eau. Ils dansent la matière, ensemble, sans connaître le tempo. Mais qu’importe, ils l’inventent. C’est ce qu’il se raconte, lui et son bois entassé dans l’établi, lui et son bois d’ailleurs, son bois d’ici, lui, l’homme du bois, homme-bois devenu. Mais qu’est-ce donc ? Le voilà qui lève les yeux. Et écoute.

Dans le sureau, contre les fruits gouttés du sucre noir qui tache les mains, le vent du soir a glissé ses flaques lumière. Dans les feuilles, il a fait espérer un monde où les mots endorment l’orage. Mais des bruits sont arrivés. D’abord minuscules. Puis inquiétants. Crissant. Dissonants. Où lame, polissoir, rabots, équerres sont venus travailler l’écorce du monde. Alors lorsque le vent arrive, avec ses tourbillons veinures clameurs souterraines, lui, l’homme-bois devenu la fissure. C’est une pelure si mince. Il heurte le bois. Sur l’établi. C’est un staccato inconnu. Discontinu. Sans césure familière. Pairs, impairs, soupirs. C’est un halètement-matière qui se lève. Hirsute de sons, hérisson de mots, frissons de couleurs. C’est un langage espoir, passeur de mondes. Au-dessus de l’établi. Encore.

Texte: Lanlan Huê