tarte d'abricots

 Tu dis qu’ils t’en veulent, qu’ils ont volé ton boulot en se vendant pour quelques noyaux de cerises, qu’ils salopent le boulot, qu’ils viennent en famille, qu’ils s’en fichent car ils sont nombreux. Alors que toi, tu es toute seule depuis qu’ils t’ont volé ta chienne et ton ombre. Tu dis que tu ne demandes rien à personne sauf un travail. Pour gagner l’argent pour les pièces de ta voiture. Pour continuer à rouler encore un peu. Ta voiture, ton seul bien, ta chambre, ton salon, ton coffre-fort. Il te reste encore tes deux basses et un ampli, dont tu joues encore quand tu peux.

Tu dis qu’ils ont encore pénétré dans ta voiture, qu’ils ont saboté ton outil de travail ton sécateur, qu’ils ont cassé un clip. Heureusement tu as toujours un tas de pièces de rechange et qu’ils n’ont pas eu l’idée d’y toucher. Toi ton boulot c’est la taille des oliviers et la cueillette des fruits. Tu le fais bien. Mais comme t’es une fille – plus toute jeune – on ne te propose de travailler qu’à l’emballage ou au frigo. Ça ne t’intéresse pas. De toute façon, les cerises, c’est fini pour toi. Ils ont fait en sorte que ce soit fini pour toi. Et qu’on ne te dise pas que tu es parano, tu le sais bien, qu’ils sont entrés dans ta voiture, la dernière fois ils t’ont même réparé la vitre qui remontait plus (maintenant que tu les gênais plus, qu’ils t’avaient pris ton travail). Mais avant, avec une balle de tennis lancée à plusieurs reprises dans la portière, ils te l’avaient fait descendre la vitre. Pas de trace d’effraction. Non, tu n’es pas parano. Sinon, comment se fait-il que la nourriture ait tourné alors que tu l’as déjà conservée dans les mêmes conditions à la même température sans qu’il y ait le moindre souci pour la consommer? C’est pas une preuve ça?

Tu dis qu’ils vont le payer un jour, qu’ils ne gagneront rien à pirater ton portable. Que tu trouveras toujours des boulots. Pour les papiers qu’ils t’ont volés, tu dis que c’est plus compliqué. Il y a quelque part une autre qui se fait passer pour toi, qui a pris ton identité et ça te fait flipper. Ils te suivent et te pistent partout où tu vas. Une nuit, quelqu’un s’est introduit dans ta voiture et tu as eu dû le faire sortir à coups de pompe et d’injures. Tu ne dis pas ta peur à ce moment-là mais je la devine dans le débit saccadé de tes paroles. Tes paroles mitraillent ces ils et les piétinent comme des nuisibles à éradiquer. Tu dis encore que tu n’as pas ton permis de chasse, mais que tu vas t’acheter une arme et que tu sauras contre qui t’en servir. Tu dis encore qu’ils t’ont volée Shadow, ta chienne, ton ombre et ta seule amie. Tu leur en veux aussi pour les autres chiens, ceux d’après Shadow, ils te les ont tous enlevés. Tu répètes qu’ils t’ont pris ton travail, que toi tu ne demandais rien à personne sauf ça, un travail. Ils sont arrivés à leur fin. Ils ne l’emporteront pas au paradis. Le téléphone bourdonne, grésille, me fait mal. Tu hurles ta haine. Tu me fais peur. J’éloigne l’appareil de mon oreille.

Tu me fais peur. Je ne te reconnais plus. Je profite d’une respiration que tu prends pour m’engouffrer dans ce silence pour dire à mon tour. Dire quoi? Que tu as raison, que la capacité de nuisance des nuisibles est incommensurable? Qu’ils jouissent te voir souffrir? Je voudrais dire ce qu’il faut sans te blesser davantage. Je ne doute pas qu’ils existent, ceux qui t’ont fait du mal, mais qu’il est inutile de leur donner plus de corps et de pouvoir en leur montrant qu’ils ont prise sur toi. Ils jouissent de ce pouvoir à te nuire. Si toi tu ne conspires pas à te nuire, ils ne pourront plus te faire du mal. Je crois que je ne dis pas ça. Je ne contredis pas non plus. Je détourne la conversation. Je parle d’une fête d’anniversaire où tu es conviée à venir. Il y aura des enfants et les nôtres devenus parents que tu n’as pas vus depuis une dizaine d’années. J’essaie de me souvenir pourquoi tu n’es pas revenue me voir depuis toutes ces années. Il me semble que c’était un malentendu. Tu croyais que j’avais dit du mal de toi derrière ton dos.

Tu acceptes avec joie et dis que tu seras heureuse de nous voir. Tu proposes d’apporter les boissons. Tu demandes si tu peux participer au cadeau de celui dont on fête l’anniversaire. Je dis que tu es folle, que tu n’as presque rien et que tu donnes tout, comme lorsque je t’ai connue. Tu dis que ça te fait plaisir et que tu apporteras aussi des abricots. Le cultivateur pour qui tu as déjà travaillé ne refusera pas de t’en vendre. Je dis d’accord pour les abricots. Terrain glissant, celui du travail, des saisonniers, des ils… Tu dis qu’ils… Je te coupe. Je dis qu’on doit garder la surprise pour l’anniversaire. Qu’il faut venir de bonne heure pour marcher avant les grosses chaleurs. Tu demandes à quelle heure. Je te réponds et raccroche.

Tu arrives de très bonne heure. C’est un léger frottement, un bruissement sur le sol de la terrasse qui me réveille. Tu balaies le sol le plus doucement possible pour ne pas me réveiller. Ton sourire intact. Je te retrouve presque comme il y a dix ans. Aussi sèche qu’un abricot sec. La peau aussi dorée – facile en clé de soleil… Tu vis, tu travailles, tu dors au soleil. Tu as apporté un cageot d’abricots, des boissons, des bonbons pour les enfants, des croissants pour le petit déjeuner. Tu racontes. Tu es partie très tôt ce matin. Tu as commencé par ramasser des abricots. Tu dis que tu ne voles personne mais tu as quand même eu la délicatesse d’avertir l’agriculteur qui t’a dit qu’il n’y avait pas de problème. Comme ça ne suffisait pas, tu t’es dit que tu en irais voir un autre. Un des agriculteurs pour lesquels tu as déjà travaillé. Quand tu t’es approchée d’eux – lui et son fils – tu les as entendus clairement dire Qu’est-ce qu’elle veut encore celle-là? mais tu le dis en souriant, sans ressentiment ni aigreur. Quand tu leur dis que tu veux leur acheter un cageot, ils arborent un grand sourire. Ensuite, tu as eu le temps d’arroser ta rose.

Je dis La rose, quelle rose? Tu expliques. C’est une rose que tu as apportée sur la tombe d’un inconnu (tu me cites même le nom mais je l’oublie). Tu l’as choisie parce qu’elle est à l’ombre d’un beau cyprès. Tu l’arroses et t’en occupes régulièrement mais par ces grosses chaleurs tu y vas plus souvent en ce moment. Tu dis que c’est une manière d’honorer la mémoire de ta grand-mère et de ta mère, enterrées loin d’ici. Je dis que le mort a de la chance d’avoir une rose toujours fraîche grâce à tes soins. Tu es beaucoup plus calme que la veille au téléphone. D’ailleurs, tu t’excuses pour ton énervement hier. Tu comprends, ils m’ont pris mon travail, tu dis. Aussitôt tu repars sur ce qu’ils t’ont fait. Tu reprends la liste des griefs. Shadow, ton ombre, ta seule amie. Tes outils. Ta voiture, ton seul bien. Tu ressasses, ton débit s’accélère… Je cherche un moyen de te calmer. Les abricots sont délicieux, dis-je. Tu proposes de faire une tarte aux abricots pour l’anniversaire. J’acquiesce avec joie… Je te retrouve.

Plus tard, en fin d’après-midi tu pars. Tu dois partir et trouver du travail. La journée d’anniversaire s’est bien passée. Tu as oublié les ils et les problèmes. Tu acceptes d’emporter la dernière tarte aux abricots. Tu dis ta joie de nous avoir revus. Tu dis que c’était comme des vacances. Tu souris. Tu me tends un billet de 50 euros pour participer au cadeau. Je refuse disant que tu es folle, que tu en as besoin par les temps qui courent en boitant. Tu te fâches, tu insistes pour que je prenne le billet. Tu dis le plaisir que ça te fait à toi de participer. J’abandonne sans me battre. J’accepte le billet. Je te laisse partir.

Je souris en imaginant leur tête demain. Ils vont avoir une belle surprise en volant la tarte aux abricots que tu leur as concoctée, exprès. C’est ce matin, en préparant les tartes, que tu as eu l’idée. Ils vont voir ce qu’ils vont voir. Tu vas te montrer aussi généreuse qu’ils ont été salauds avec toi. Quand ils te rendront Shadow, tu partiras pour de bon, tu leur laisseras le champ libre. En attendant, tu laisseras une petite douceur tous les jours… Tu leur laisseras un mot si besoin est: “C’est pour vous! Pas d’arsenic! Faites-la goûter à Shadow si vous ne me croyez pas!”

Texte : Christine Zottele