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Petra1

Elle ne se souvenait plus du nom du sculpteur ni de l’année où il les avait gravés dans le granit. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle se sentait bien ici, exposée plein ouest. Elle avait toujours préféré voir le soleil se coucher. Elle n’était pas « du matin ».

Un coucher de soleil, c’était tellement plus romantique, qu’une aube qui peine à se lever, frissonnante de brumes froides et de rosée, dégoulinante d’humidité.

Ainsi, elle pouvait dormir plus longtemps le matin, et ouvrir les yeux seulement quand la chaleur de midi dardait sur son visage.

Pietro, son compagnon, aurait préféré la lumière du matin, mais pour lui être agréable, il ne le disait pas. Enfin, pas très souvent, seulement quand sa patience était à bout. Il faut dire qu’ils étaient là côte à côte depuis près d’un millénaire. Elle comprenait qu’il trouve le temps long, parfois. Surtout quand elle dormait tard. Il n’avait jamais aimé qu’elle dorme tard. Elle trouvait cela touchant. Il s’ennuyait quand elle dormait. C’était une belle preuve d’amour. Surtout après mille ans de cohabitation !

Alors, pour qu’il ne s’ennuie pas, elle lui racontait des histoires. Elle en avait inventé des milliers, des millions. Une chaque jour, depuis mille ans. Et comme, il ne se souvenait plus des premières, elle pouvait lui raconter de nouveau, il suffisait qu’elle change le nom des personnages. C’était facile. Elle avait toujours eu une imagination débordante.

Quand l’inspiration lui manquait, elle observait durant quelques heures, le monde qui gravitait autour d’eux, et elle n’avait qu’à décrire ce qu’elle voyait. C’était facile.

Le site où ils vivaient était devenu avec le temps, un haut lieu de pèlerinage, touristique et religieux. Des centaines d’humains défilaient devant eux, chaque jour, et elle adorait détailler leur allure, et imaginer leur vie. Elle avait une solide expérience, avec mille années de recul, et désormais, elle pouvait comprendre ce qui bouillonnait dans le cerveau de chaque individu qu’elle côtoyait ici, rien qu’en croisant leur regard. Imaginer leur vie, à partir de leurs conversations ou de leurs gestes, était un exercice qu’elle adorait. Peut-être parce qu’elle avait ainsi l’impression de vivre réellement par leur intermédiaire.

Sa belle imagination ne remplacerait jamais les sensations que ces humains devaient ressentir, chaque instant de leur vie. Ils considéraient que tout ceci était normal et n’y faisaient même plus attention, mais elle aurait donné n’importe quoi pour sentir couler une vraie caresse sur sa peau, ou la saveur d’un jus de fruit sur sa langue. Elle se délectait de la chaleur du soleil sur son visage, ou de la fraîcheur des gouttelettes de pluie dégoulinant sur ses épaules, mais comme il devait être bon le goût de la vie sur une peau satinée, elle en avait des frissons rien qu’en l’imaginant. Elle n’osait même pas évoquer ce que pouvait être la douceur d’un baiser…

Pietro tressaillit soudain à ses côtés. Sans s’en apercevoir, elle avait serré ses doigts dans les siens, jusqu’à en écraser les jointures. Heureusement que le granit était solide !

Pour l’apaiser, et qu’il ne s’inquiète pas, elle lui fredonna la berceuse qu’il préférait. Le vent qui venait de se lever, jouait dans la dentelle de pierre de ses cheveux, et produisait un léger sifflement en harmonie avec les notes de sa chanson, comme une flûte légère qui l’accompagnait. Elle sentit que Pietro souriait et que sa main se détendait. Il faudrait qu’elle apprenne à maîtriser ses émotions, ou les mille ans qui viendraient seraient difficiles à supporter !

Elle allait faire un effort.

Mais voilà qu’un autre sujet d’énervement se présentait. Elle soupira.

La nouvelle guide que le site venait d’engager s’était plantée devant eux, et détaillait leur structure, avec force, gestes et métaphores, pour les touristes amassés autour d’elle. Elle n’aimait pas cette fille, qui croyait tout savoir, et ne parlait d’eux qu’en termes de tonnage de pierre ou de références historiques. Elle avait beau la regarder sévèrement, cette péronnelle ne comprenait pas qu’elle ne voulait pas l’entendre, et poursuivait sa litanie d’inepties.

Évidemment, cette donzelle ne pouvait pas savoir, dans quelques circonstances, leur sculpteur de père les avait mis au monde ni ce qu’ils représentaient pour lui. Ils étaient sa dernière chance de survie. Cette commande lui avait permis de faire vivre sa famille pendant plusieurs années, alors que le pays venait de perdre une grande partie de ses ressources à la suite d’une crue terrible du fleuve. Il devait représenter le couple royal, qui désirait offrir son image déifiée au peuple, sagement debout l’un près de l’autre, et plein de dignité. Mais au dernier moment, elle l’avait supplié de réunir leurs mains, pour qu’ils ne passent pas l’éternité, séparés l’un de l’autre. Elle avait passé la nuit, à lui suggérer cette image finale, habitant ses rêves et le poursuivant sans relâche, et au petit matin, il avait modifié la forme de leurs mains. Le roi n’avait pas apprécié et laissa tout d’abord éclater sa colère en découvrant la statue, mais son épouse avait éclaté de rire, et l’avait convaincu que cette représentation était plus humaine et qu’elle plairait probablement plus au peuple. Finalement le sculpteur avait été doublement récompensé, le roi ayant doublé le prix de sa réalisation, et la statue lui ayant apporté la notoriété.

Tout ceci était oublié depuis longtemps, et cette jeune femme, qui se targuait de tout savoir, ne pouvait pas comprendre. Elle ne lui en voulait pas, elle passerait, comme les autres, devant son éternité.

Enfin, ce qui l’agaçait un peu quand même, c’est que Pietro la regardait du coin de l’œil. Malgré leurs mille anniversaires, elle savait bien qu’il aurait volontiers échangé quelques centaines d’années, contre quelques minutes pour caresser la peau douce et chaude de cette demoiselle.

Elle sentit de nouveau sa colère bouillonner, ce qui effraya le jeune oiseau qui s’était perché sur son front. Il s’envola brusquement, et en passant au-dessus de la jeune guide, il poussa un cri strident. Celle-ci leva la tête vers lui, surprise, et l’oiseau choisit ce moment précis pour lui laisser un petit souvenir nauséabond, pile dans l’œil. Il s’en suivit un moment de confusion et de cris divers qui amusa beaucoup Petra. Elle broya de nouveau les doigts de Pietro du plus fort qu’elle le put, pour qu’il n’ait aucun doute sur son état d’esprit.

Pietro sourit.

Finalement. Il était très flatté que Petra tienne encore autant à lui après aussi longtemps. Il n’avait jamais trouvé le temps long, près d’elle, mais il était trop tôt pour lui avouer.

Il attendrait encore un peu pour le faire, sinon elle se croirait tout permis.

Ils avaient bien le temps.

Toute l’éternité.

Texte : Marie-Christine Grimard