M. éprouve d’abord un certain plaisir à pouvoir marcher dans le calme, déambuler tranquillement sur les trottoirs, sans avoir à slalomer entre les motos garées, les chantiers, les marchants ambulants…
Très vite, il réalise qu’il est absent de ses promenades, son corps marche sans rien explorer en lui, dénué de toute expérience intérieure, M. n’est d’ailleurs plus dans l’errance, il sait toujours où il va : course à faire, lieu à visiter, trajets où les yeux ne voient rien, la bouche ne goute rien, le nez ne sent rien… à force de se retirer en soi, on n’entend rien non plus. La caméra reste autour du cou, rien impulse le désir d’images, le trajet n’est plus vécu, il échappe à tout présent, à tout personnage. Ici, son réservoir de fiction est vide.
— En France, je marche mort se dit M. tout bas.
Toulouse ville natale palimpseste recouvrant la mémoire à jamais perdue de l’exilé.
M ne reconnait pas les premiers pas rue Matabiau, M. ne reconnait pas les rires du jardin japonais. M. ne reconnait pas qui pleurait le départ de Paul du 3 de la rue des lois. M. ne reconnait pas son aveu rue Rémusat, à voix basse, sans pouvoir soulager le ventre du poids de son angoisse. M. ne reconnait plus qui, à Honoré Serres, sur une feuille blanche, sans ligne, a soudain honte de ne pas écrire droit. M. ne reconnait pas qui rue des Fliatiers, à Filasia, passe l’après-midi à dessiner à coté des bouteilles de sriracha. M. ne reconnait pas rue du Taur, les voix qui résonnent dans le cabinet. Combien de confidences, combien de rêves racontés volés ? Dans la salle d’attente, M. ne croise que regards fuyants, silences mal à l’aise. L’odeur y est étrange, ça sent la pierre et le vide, il fait frais, une grotte en brique en plein centre, un refuge où ça parle, ça résonne, ça ouvre une autre dimension : on peut donc s’entretenir avec soi-même ? En deux langues, en trois, comme autant de possibles pronoms, on peut donc parler ? De partout, du bord de la Garonne, dans la chapelle des Carmelites ? M. ne reconnait pas Saïd en train de chuchoter jadis des dieux habitaient le ciel… M. ne reconnait plus l’heure de la prière, rue Saint Sauveur, les silhouettes de Zoher et de son père agenouillés. M. ne reconnait pas le Hameaux des Sorbiers, quartier bizarre où les noms finissent en -ar, madame Pissard, monsieur Michard, le fils Douillard et sa chienne Cora. Même au cimetière Latécoère, y’avait des messieurs Renard des madames Guyomard… et un certain Lý Kiệt au milieu d’eux, enterré dans son plus beau costume, droit comme un i, lui que l’enfant n’a connu qu’en peignoir orange, courbé sur sa canne, rongé par le cancer et l’amertume.
M. ne reconnait plus qui, à Esquirol, invente le rôle d’une morte nommée Tessa. M. ne reconnait plus qui, au bord du canal du midi, prend peur qu’elle démasque sa première fois. M. ne reconnait plus ses mains menottées aux barreaux de la fenêtre d’Arnaud Bernard. M. ne reconnait pas qui, dans le noir, décide de ne plus parler. M. ne reconnait pas quelle ombre, rue Ritay, dit à demain et ne rappela plus jamais. M. ne reconnaît plus qui part, M. ne reconnait plus qui revient…
8 ans après, celui qui n’existe plus est de retour à Toulouse, dans le corps de M. Tout comme les rues, une famille l’attendait. M. est aussitôt parlé dans leur bouche, il se voit dans leurs yeux, s’écoute dans leurs oreilles. Des parents, probablement les siens, lui parlent directement, ceux-ci s’adressent bien à leur fils mais M. est incapable de l’incarner. Il n’a ni le savoir, ni les mots pour répondre. Toute parole à son égard semble se tromper d’adresse. Leurs mots ne le concernent pas.
Debout très tôt dans l’espace limpide où stagnent les choses endormies et flottent les êtres en suspens, je rêve éveillé. Méditation idoine, lové dans les coussins, roulé dans les plaids ! J’ignore à quel moment précis de ma vie j’ai été poussé par une force obscure à tracer des graffiti étranges sur les parois de mon univers fictif. Depuis, volutes et spirales m’inspirent. J’aime aussi le hasard du trait sur le blanc granuleux du bloc, quand la plume furtive glisse et feule son froufrou de fauve. La puissance occulte du gribouillis fascinait déjà l’homme des sombres cavernes. Il cédait volontiers lui aussi à la magie de la courbe de charbon noir sur la pierre lisse. Ce n’est que plus tard qu’il eut la révélation inaugurale de l’effet pervers des représentations. Pour moi, il est clair que le geste créateur est une malédiction, mais il me fait plaisir. Dans l’instant, il n’y a rien d’autre que le silence qui coule et le stylo à encre qui avance lentement sur la surface gaufrée du papier pelure. Je vis l’écriture comme une ascèse de l’esprit et du corps. Car mon graphisme n’a rien d’approximatif, soucieux que je suis d’écrire très exactement les mots comme ils me viennent, sans me soucier ni des censeurs, ni des critiques, ni des contempteurs de l’art. Adepte de la liberté des sens, je suis le chemin vers l’horizon prometteur, les fleuves nourriciers et les cimes idéales, aspiré par le désir du beau et l’appel de l’ivresse incantatoire, au risque de me perdre dans le labyrinthe des signes… ou dans le désert de l’ennui !
Je fais ces rêves étranges depuis quelques nuits. Des rêves de fin du monde, parfois de salut ou de résurrection pour les plus chanceux d’entre nous. Ce sont leur profusion qui m’effraient. C’est un peu comme si quelque chose horrible devait se passer. Je me demande si ce ne sont pas des rêves de prémonition, et j’ai peur. Voilà pourquoi je ne peux pas communiquer ces visions avec mes proches de peur de leur foutre la trouille, car je suis un peu devin, ou qu’ils aient envie de me faire interner en imaginant que je retombe dans l’une de mes crises passées. Vous comprenez mieux maintenant ? Ma mère et ma sœur étaient mortes. Le jour de l’inhumation, on se rendit à la chambre mortuaire, et alors, on constata que ma mère, allongée dans son cercueil encore ouvert, respirait, elle ouvrit les yeux. Un vrai miracle. Elle finit par sourire et même essayer de parler. C’était très étrange car on ne savait pas combien de temps elle resterait en vie. Je voulais profiter de ce moment pour la prendre dans mes bras et lui dire tout mon amour. Tout ce que je n’avais pas eu le temps de lui dire du temps de son vivant. Parallèlement, ma sœur défunte, elle aussi s’éveillait. C’est alors que je compris que la mort n’existait pas, car tous les disparus renaissaient en même temps. Il y eut d’autres rêves, et là, je résume un peu : boule de de feu, asphyxie par le gaz, endroit où se cacher pour les justes, bombe nucléaire ou avion qui s’écrase à proximité. Marie m’avait dit un jour que les rêves de destruction signifiaient que l’on était en plein changement, et inaugurait d’un bouleversement intérieur.