Jeudi 28 octobre 2017, 20h00. Je quitte enfin la salle des profs où je viens de retranscrire, scotché à l’ordi, 45 minutes de mon interview avec Raymond Depardon, que je dois rendre demain et il m’en reste encore autant sur la planche, autant dire que je suis pas couché, il faut que je remette ça chez moi, manger et back to work, pieds sous la table, tête dans l’écran.
En même temps, je me suis pas encore défoulé de la semaine et je me dis que ça va bien d’enchaîner lever-taf, rentrer-taf, coucher-taf avec juste quelques pauses repas entre et j’ai pas forcément envie d’attendre le week-end pour que mon corps exulte d’un bon décrassage, ni de me contenter, allez, de ne faire ça qu’une fois par semaine.
Et tout ce crépuscule devant comme derrière. En rentrant la tentation est grande d’en allumer une et de s’offrir le frigo pour un pain-soupe des grands soirs.
Ah, l’opium du confort domestique, ce retour à la case départ, chaque jour, tombal, la litanie des aliments, la nourriture en esclavage, cet enlisement de l’appétit qui vient sûrement, à répéter sans cesse les mêmes gestes, semaines passées, compassées, compressées, cette mort lente, pas pour moi, pas ce soir, désolé Philomag, j’enfile de quoi et je file. J’enfile de quoi et je file.
Clichy, Levallois, la Défense and back, via les bords de Seine, je file. J’observe les beaux quartiers, l’orange des réverbères dans l’eau de marbre zébrée, les vastes bureaux de verre, Allianz, BASF, L’Oréal et tous ces bunkers résidentiels où il doit faire bon vivre, verdoyants.
Je pense à Jim Carrey au sujet duquel on m’a récemment rapporté l’anecdote qu’il vivait dans sa caisse avant d’être connu mais serrait chaque jour sa chance en roulant dans les hauteurs de L.A., se disant qu’un jour il en aurait une de maison comme ça, il s’y voyait déjà, Jim, il s’y imaginait consciencieusement, il s’était même signé un gros chèque pour « service rendu en tant qu’acteur » afin d’acter la chose, et ça n’a pas manqué : Dumber & Dumber est arrivé.
Je pense à ma prof de yoga qui m’a raconté ça, aux lettres que je n’écris plus, à mes nouvelles chansons, à mes projets de clips, au groupe que je viens de monter, à mes amis, mes parents, mes frères et ma nièce, que je vois peu, qui ont leur vie, leurs propres luttes et plaisirs, pense à ce que je suis, ce que je vais devenir, ce qu’on va tous… inspire, expire, inspire, expire…
Pense à mes nouveaux collègues, une en particulier, à mes promesses, mes lâchetés, à celle que je me suis faite, quand j’étais plus jeune, de ne jamais, au grand jamais, de ne jamais arrêter le sport, je me dis que j’ai été de bon conseil quand je me la suis faite celle-là, qu’elle venait de là où ça doit parler parfois, où il faut savoir écouter parfois.
J’embrasse le visage de la nuit comme si j’étais dans mon lit, son visage de sphinx en plus speed, infini, embrasse les trottoirs noirs de pluie, la ville enfin envahie du sentiment de nature, lovely, et mon corps sous mes fringues commence à rejoindre quelque chose, oui mon corps sous mes fringues commence à la nage à rejoindre…Pense au sol, pense au ciel, boxe, boxe, boxe le vent, boxe la terre, crache…Attention : le vent.
Palais de Justice, plus que quelques pas, au Parc des Impressionnistes, son ossature brille au loin. Je glisse un bonjour à une nana qui s’en grille une, toute seule contre un mur et qui me le renvoie, nice, bonnes sensations, trouve dans des encombrants un petit truc nickel pour ma nièce.
Grands mouvements de bras pour dérouiller tout ça, épaules, jambes, nuque.
A 37 piges c’est plus la fluidité de 16 et j’ai toujours eu un squelette complexe.
En bas de chez moi deux jeunes fument leur chicha comme j’en vois de plus en plus le faire, tranquilou, mode blédard, mood banlieue.
Au moment de les croiser avant de m’en aller claquer une enseigne quelques mètres plus loin histoire de me finir et de me prouver gentiment que je peux toujours tutoyer les sommets, je les salue, ils font de même et boum, 3m20, kif, j’ai dû perdre quoi, 10 cm, sur mes 90 ?
Ah, le jour où je ne pourrai même plus toucher l’arceau, quand viendra-t-il, quel âge aurai-je ?
Au retour les gars sont toujours là avec leur ombilic et leur silence copain-copain, dégaine de pompistes devant des voitures qui ne viennent pas.
Alors que je repasse devant eux, l’un d’eux me lance : « Force avec vous m’sieur ! »
« Comment ? »
« Force avec vous m’sieur ! »
Oh, et toute cette fatigue qui m’enivre…
« Vous aussi les gars, force avec vous ! »
« Comme beaucoup d’entre vous, j’étais inquiet de sortir dans le monde et de faire quelque chose de plus grand que moi, jusqu’à ce que quelqu’un ne me fasse comprendre qu’il n’y a rien de plus grand que moi. Mon âme n’est pas contenue dans les limites de mon corps, mon corps, dit Jim, est contenu dans l’illimité de mon âme. »
Force avec vous, force avec vous les gars.
Sur l’auteur
Sylvain Fesson, 44 ans, francilien
Auteur-compositeur-interprète
De chansons pop-rock un peu
Journaliste et aussi poète sur
Les bords à moins que ce ne
Soit l’inverse, la réciproque
Et tout ça en même temps
Car comment circonscrire
Un humble effronté
Qui dit s’entourer
De musiciens pour
« Faire bouger les lignes ? »
Ne pas vouloir « laisser
La musique aux musiciens
Et la poésie aux amoureux
Des mots » mais rendre tout
Cela aux brigands autodidactes
Qui briguent en marge la toujours
Transversale et sauvage, elliptique
Et moqueuse, synesthésique B.o.t
A cheval, belle et zarbe, entre
Les herbes et les failles ?
https://www.youtube.com/@sylvainsf75
http://sylvain-fesson.bandcamp.com/