La ville est déjà derrière toi. Sa banlieue aussi. Tu roules à l’instinct, dérives sur l’autoroute, traverses le gris de quelques patelins avant de t’enfoncer dans la campagne. Ne commences-tu pas à reconnaitre vaguement le trajet ? Les noms de communes, de lieux-dits ne te disent rien. Tes souvenirs sont ailleurs, dans le froid venu de la forêt, dans la peur que surgisse un cerf, dans l’odeur de fumier, de rosier enlacé par les ronces, dans le rouge des volets d’une maison à l’abandon. D’où vient ton étrange familiarité avec cette route inconnue ? Chacun de tes sens porte en lui la mémoire que tu as perdue.
Le Christ crucifié sur un poteau te souhaite la bienvenue. Tu reconnais le village d’une centaine de mètres. Quelques fermes, une église, un cimetière, des lampadaires, une cabine téléphonique au combiné arraché… rien d’autre. Pas un commerce. Pas un café. Aucune trace de vie. Village d’une seule route à l’oubli de tout, peut-être même à l’oubli du temps. Quelle heure est-il ? Quel jour sommes-nous ? Au bout du village, tu découvres un portail bleu, il est ouvert… Tu es attendu. Descends de la voiture. Ça sent la mort des arbres, oui, ça sent le papier.
Tu jurerais qu’il y avait un frêne centenaire devant la pergola. Son absence t’obsède. Ce lieu ne t’est pas étranger. Ne reconnais-tu pas le bruit de tes chaussures sur les galets, l’odeur du bois sec dans les charrettes ? Tu pénètres dans la grange le poing serré. Dans quelle boue cette paire de bottes s’est-elle enfoncée pour puer de la sorte ? Celui qui les a portées a sûrement déterré une histoire morte, fermentée, engrais du récit qui pousse en toi à peine passé le pas de la porte.
Les volets sont clos, la pièce est seule depuis longtemps, à l’oubli des heures et des hommes. La peur du noir remonte aussitôt dans ton ventre, fraîche, aussi indomptable qu’autrefois. Tu longes les murs de pierres, tu t’éclaires à l’écran du téléphone tel un homme dans une grotte, torche à la main.
Est-ce une silhouette qui marche… ou seulement une ombre qui ne suit plus personne… ou l’homme de toute ombre disparue dans le noir, quand la mèche s’éteint ?
Des ouvrages vierges de toutes lignes. Les couvertures désertées, sans titre, sans nom d’auteur. Pile de livres tous étrangement vides, usés, probablement morts d’avoir été lus et relus.
Les masques sur les murs qui te suivent du regard semblent te reprocher une chose, l’origine de ce récit peut-être… Tu reçois leur anathème. De quelle hérésie te condamnent-ils ? Tu as toujours cru n’avoir jamais cru en Dieu. Aujourd’hui, tu ne peux ignorer sa présence, son jugement. Le Christ à l’entrée du village te revient à l’esprit. Cherchait-il à te prévenir ? Un prie-Dieu t’appelle à t’agenouiller, à te soumettre et confesser un péché dont tu ne te souviens pas. Comment te décharger de son poids, ignorant tout de la faute, du crime commis ?
Le portrait du jeune homme, son air neutre pourrait prendre les traits de n’importe qui, même les tiens. Étrange de reconnaitre un visage inconnu. Serait-ce ton autoportrait ? Ou le portrait de la voix qui écrit en ce moment même ?
Vulnérable, à la merci de la moindre porte à ouvrir, tu entres tremblant dans la chambre à coucher. Tu découvres un autre tableau, de couleurs vives, deux personnages souriants dansant côte à côte. Sur le mur qui lui fait face, le gribouillage aux feutres secs d’une guerre sans merci contre l’ennui. Quelques jouets échoués dans un monde adulte, invisibles frères des solitudes sans fratrie, amis imaginaires, silence d’enfant jouant sagement dans sa chambre est aussi violent que le tien devant la page à écrire. Le bois craque. Ça vient du grenier.
Les tuiles tremblent sous le toit. Le vent se lève, son bruissement tel des chuchotements à ton égard. En baissant la tête pour ne pas te cogner, tu as le vague souvenir d’avoir un jour été bien plus petit que la grande faux posée là, à côté de deux autres dessins. L’enfant mort qui t’habite et qui regarde ce que tu ne sais plus faire… Alors tu avances à l’aveugle, sans lumière. Les livres continuent de défiler. La batterie de ton portable se meurt. Des odeurs te reviennent, le papier encore, et puis des odeurs de corps, de sueur, de chair… Qui est-ce ? Un garçon de sept ans assis à son pupitre. Il pleure. Qui est-ce ? Ce n’est pas un caprice. Ses larmes ne réclament personne. Elle sont seules. Sans secours.
Traces d’histoire, histoire de traces.. Il doit avoir 7 ans. Début de l’année 1990. Le père lui annonce qu’il doit écrire un texte, un texte qui sera probablement publié en fin d’année. Il ignore ce que « publier » signifie. Le père lui explique que son texte sera accueilli dans une revue, sur du papier, comme les livres de leur bibliothèque. Il y sera auteur parmi d’autres. Le texte sera dactylographié et imprimé.
« — Dactylographié ? »
Il se saisit de son recueil de Jacques Prévert et regarde avec admiration le nom, les vers imprimés sur les pages. Ce qui attire son attention pour la première fois, c’est que le livre n’est pas manuscrit. Il en prend un deuxième, un troisième, un quatrième de la bibliothèque : tous sont en caractères « dactylographiés » (mot que je viens de comprendre). Ainsi, il se dit que seuls les écrivains et poètes dignes de ce nom ont cet honneur. Il va donc devenir écrivain.
Dans l’excitation, il désire immédiatement commencer. Doit-il écrire à la machine ? Le père répond que ce n’est pas nécessaire. Il peut écrire à la main et l’équipe de la revue se chargera de dactylographier son texte. « — L’important, c’est ce que tu vas écrire… »
Le titre lui est venu tout de suite, sans réfléchir, avant même d’avoir une idée en tête. Pas besoin de penser. Juste être seul, avec sa solitude, sur le pupitre, et une histoire — inconnue de lui, connue des mots — apparait. D’un jet. Il ne savait pas quoi écrire avant de commencer. Et pourtant, il suffit de poser les premiers mots pour que l’écriture elle-même ait une histoire à raconter. C’est pareil pour Prévert ?
Il a pris une feuille blanche, sans ligne ni carreau. Il essaie d’y écrire droit, au stylo noir. Mais l’écriture bouge dans tous les sens. Sa main se crispe, ses lèvres aussi. Il bave… La seconde ligne chevauche déjà la première ! Il a peur des boucles aux majuscules, de faire baver l’encre… En se relisant, il se dit que ça ne va pas : les gens distingueront-ils ses tremblements de cancre gaucher ? Mais il essaie de se rassurer, après tout, Jacques Prévert a peut-être lui aussi des difficultés à écrire à la main.
Finalement, une seule hésitation sur un pronom. Je ? Non. Il. Vilaine rature. Tant pis, quand ils publieront l’histoire, elle sera dactylographiée. Ça ne se verra pas. Ce n’est qu’un brouillon…
Décembre 1990. Dans le salon, face à la bibliothèque, le père ouvre une grande enveloppe marron qui contient le livre.
« — C’est celui où je suis auteur ? C’est bien celui-là ? »
Un seul texte l’intéresse, le sien. Il tourne les pages cherchant son nom parmi tous les textes dactylographiés. Soudain, à la page 77, il découvre avec stupeur que son texte est le seul du recueil imprimé manuscrit. Tout y est, son écriture ridicule, sa rature… Pourquoi n’ont-ils pas dactylographié ce texte comme tous les autres ? L’ histoire d’Emile n’est-elle pas digne de sérieux, de respect ? Submergé par la tristesse, il part se cacher pour pleurer. Il se sent trahi, humilié.
« — Plus jamais je n’écrirai. »
images et texte : Anh Mat
musique : Stewen Corvez