Debout très tôt dans l’espace limpide où stagnent les choses endormies et flottent les êtres en suspens, je rêve éveillé. Méditation idoine, lové dans les coussins, roulé dans les plaids ! J’ignore à quel moment précis de ma vie j’ai été poussé par une force obscure à tracer des graffiti étranges sur les parois de mon univers fictif. Depuis, volutes et spirales m’inspirent. J’aime aussi le hasard du trait sur le blanc granuleux du bloc, quand la plume furtive glisse et feule son froufrou de fauve. La puissance occulte du gribouillis fascinait déjà l’homme des sombres cavernes. Il cédait volontiers lui aussi à la magie de la courbe de charbon noir sur la pierre lisse. Ce n’est que plus tard qu’il eut la révélation inaugurale de l’effet pervers des représentations. Pour moi, il est clair que le geste créateur est une malédiction, mais il me fait plaisir. Dans l’instant, il n’y a rien d’autre que le silence qui coule et le stylo à encre qui avance lentement sur la surface gaufrée du papier pelure. Je vis l’écriture comme une ascèse de l’esprit et du corps. Car mon graphisme n’a rien d’approximatif, soucieux que je suis d’écrire très exactement les mots comme ils me viennent, sans me soucier ni des censeurs, ni des critiques, ni des contempteurs de l’art. Adepte de la liberté des sens, je suis le chemin vers l’horizon prometteur, les fleuves nourriciers et les cimes idéales, aspiré par le désir du beau et l’appel de l’ivresse incantatoire, au risque de me perdre dans le labyrinthe des signes… ou dans le désert de l’ennui !
Nous dérivons heureux sur le flot mou des rêves. Nous aimons le doute, l’opacité de l’ombre, ce gouffre où frétille l’indicible hantise, où se tortillent les monstres des profondeurs obscures, entités d’un espace où rampent les douleurs du malaise initial qui corrompt l’être même. Nous aimons nous laisser porter par un vent sibyllin, le souffle de nos peurs et de nos noirs désirs. Enivrés des errances, loin d’ici, hors du temps, toujours plus loin jusqu’à l’horizon de l’éveil, nous écrivons des visions de voyage. La mémoire est pudique, il faut la caresser. Le rêve abyssal est lourd de mystères et l’œil de l’énigme un lacrymal magma. Gorgone de la nuit qui pétrifie les sens, nous sommes des pantins aimant à la folie.
Expansion des faiblesses sur le glacis des palabres Les lames de jade sur des planètes oubliées et cristallisées Les singes mélodieux entrent dans l’Histoire par des soupiraux défoncés dans les murailles Rumeur des ports de combat quand les marins tanguent Allant grand-erre de Strasbourg à Recouvrance Les croiseurs du passé hantent encore ma base marine Brest des nuages Brest des ponts Brest des canonnades Brest suspendu La salaison du poisson se fait toujours dans les courants d’air frais Au tournant des bordels grillagés où les poules caquètent pour deux balles La modernité aura beau nous mordre le bulbe rachidien Le passé aura toujours le goût du vrai dans les entrailles de nos songes Etoiles immenses et feuilles à la volée sur les falaises de gypse Larmes de sirènes échevelées fouettées jusqu’au sang par des barbares drogués à l’estime Catalepsie voulue par les bêtes vouées au mal Le néant est un astre fou lancé à toute allure vers ton corps de déesse Et ton sexe de louve abrutie par la musique Vibration des cordes à pendre des sourds Tu iras là où je te maudis le plus Je t’aimerai de loin ma muse Afin que les livres s’embrasent d’eux-mêmes pour que renaisse le sens Je quitterai la maison d’arrêt sur images et ses rets sémantiques Pour me jeter dans l’ailleurs profond A la vitesse d’un fou dans la tempête d’équinoxe Explosion de sèmes ! Eruption d’images ! Les étraves enflées de trirèmes poétiques Emplissent la pensée d’une inouïe conception La magie du verbe rend l’univers lisible On peut le raconter en quelques gestes nobles Avec des neurones plumes et des sabres pinceaux La violoniste nue engagée dans son dire L’archet tendu d’amour et le sein gonflé du lait verbal Promet la révélation
Des fleurs aussi surgiront dans nos antres Et les formes éclatantes de muette lumière diront L’exhortation des niais à devenir pensants L’extirpation du lucre au fond des darses noires L’exfiltration des cœurs purs vers les îles L’exaltation des masses L’exultation des muses L’extase enfin
Pour rien
Mugissement du navire Cris des promontoires Vent fort mer grosse Et les mots au grand large Comme des nuées d’albatros
Poème extrait de «Horizons intérieurs», éditions Sémaphore, 2023
Sur l’auteur
Jean-Jacques Brouard est né en 1952 en Bretagne. Après des études de lettres, il a été barman, routard, gardien de phare, banquier… Passionné de littérature, il est devenu professeur de lettres et de lexicologie, traducteur, conférencier et homme de théâtre. Artisan de l’écriture, il est l’auteur de plusieurs recueils poétiques : Bout du monde, Extases, Fulgurances, Visions, Horizons intérieurs (éditions Sémaphore 2023) Voyage en Anthropie (à paraître aux éditions Tarmac), Ressacsde la mer obscure, Griffures du néant, Souffles) et un essai sur Blaise Cendrars, Braises ardentes sous la cendre (à paraître aux éditions Sémaphore). Il a publié dans des revues (La Vie Multiple, La Piraña , Décharge, Instinct Nomade…). Il a aussi écrit des romans (Sine qua non, La Passante,Chimères, Hôtel du Ponant,Anamorphose…), des nouvelles (Fatale, Récits corrosifs, Fonds abyssaux, Sortilèges…) et une pièce de théâtre, La Horsaine. Il est le fondateur et le co-animateur (avec le poète Miguel Angel Real) du blog poétique Oupoli.fr.