Dans une taverne du vieux port de Braila où tu jonglais avec les chopes de bière, bousculé par des dockers frustrés refluant l’haleine des mauvais jours.

Je le voyais à ton air de moins que rien à tes lunettes rondes qui ne dissimulaient plus grand-chose, pas même cette fureur dans tes grands yeux qui moussaient non de vengeance mais de fraternité.

Dès qu’un étranger passait la porte, son visage basané, ses souliers rapiécés, le manque de l’évasion pointait au bout de ton nez. La fraîcheur de l’horizon se frayait un chemin entre les crachoirs. Les soleils noirs de l’amitié au fond des verres scintillaient.

Ta flamme en bandoulière, il aurait fallu être aveugle pour ne pas la voir, la toucher. Elle réchauffait la Țuică, brulait les lèvres, asséchait les yeux. Même ton patron la bouclait pétrifié derrière son comptoir, une prison de bouteilles qui l’empêchait de voir au-delà de son bar.

Qu’aurait-il pu faire contre cette rage de vivre, cette puissante curiosité qui à elle seule pourrait remplir toutes les caves de la ville ?

Le chardon voilà comment ton mentor te surnommait. Un Grec t’ayant initié aux belles lettres à la géographie des cartes car tu as à peine connu ton père ne pouvant que l’imaginer dans tous ces visages :

mendiants de passage,

vagabonds des rails

Voilà ce que ta mère ne voulait pas que tu deviennes. La pauvre sentait que son fils lui échappait qu’il tissait la nuit des lignes vers l’infini. Blanchisseuse de métier, elle voulait te voir épouser une gentille fille. Te libérer un temps de tes chaînes pour en enfiler de nouvelles.

Toi, simple bon à rien rêveur, tu aurais retourné la terre pour un seul de ses sourires. Alors tu as passé des heures assis face au Danube à prier le fleuve. Tu suppliais même parfois mais toujours ce silence implacable en ricochet. Jusqu’au soir du miracle :

Le vent frappait tes tempes
La pluie te rentrait dans les oreilles
Impassible, tu surnageais à contre-courant

puis le Danube te prit en pitié
et décida même à ta place

Rien ne pouvait plus t’arrêter
pas même celle qui s’était sacrifiée
t’offrant ce rien jusqu’au dernier grain
Elle aussi tu as dû l’enjamber
la route et la misère comme descendance
La tristesse de ta défunte mère fixée à jamais
dans chaque prunelle de femme que tu croiserais

Conspiration du réel, Unicité, 2022

Panaït Istrati

Sur l’auteur :

Grégory Rateau est un écrivain et poète français né en 1984 dans la banlieue parisienne et vivant aujourd’hui en Roumanie où il dirige un média. Il est l’auteur d’un premier roman, Noir de soleil, chez Maurice Nadeau (sélectionné au Prix France-Liban et au Prix Ulysse du premier roman 2020) et d’un premier recueil très plébiscité, Conspiration du réel, chez Unicité. Ses poèmes sont valorisés dans plusieurs anthologies et dans une trentaine de revues en France/Corse, Belgique, Suisse, Roumanie, Portugal, Pérou, Haïti, Espagne et Italie (Arpa, Europe, Esprit, En Attendant Nadeau, Verso, Place de la Sorbonne, Points et Contrepoints, Le Persil, Traversées, Bleu d’encre, Recours au poème…). Son nouveau recueil, Imprécations nocturnes vient de sortir chez Conspiration éditions ainsi qu’un livre illustré de ses poèmes en collaboration avec le peintre Jacques Cauda, Nemo, chez RAZ éditions.