En lisant, ce jour, le T.S. Mac Orlan, autrement dit le Transcendant Satrape dont il est beaucoup question dans le numéro de janvier 2020 de Viridis Candela, publication du Collège de Pataphysique, j’ai plongé avec lui et son Toulouse-Lautrec dans le passé d’un quartier que nous, Mac Orlan, Lautrec et moi, avions connu à des époques différentes. Pigalle, puisque que c’est d’ici qu’il s’agit. Plus exactement, de là-bas car tout ceci est bien loin.

J’avais 20 ans. Je travaillais, job d’été, rue Chaptal pour une société d’assistance aux touristes pauvres types tombés en panne, accidentés, blessés, voire morts. Rien de bien excitant sinon que l’immeuble rutilant de toute sa façade gris argenté était situé à deux pas des sex-shops et des putes du quartier Pigalle arpenté le midi, à la coupure du déjeuner, avec un ami photographe qui travaillait avec moi rue Chaptal. Nous avions les mêmes préoccupations : les femmes ! Leurs seins, leurs sexes, leurs culs, leurs bouches, leurs cheveux, leurs poils, leurs cuisses, regardés comme des apparitions, à la lueur de nos bites sang et or luisantes comme des épées de Tolède.

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Vite, nous fîmes follement connaissance de toutes les officines qui vendaient des films pornographiques, des revues butineuses et des filles qui s’y masturbaient pour trois fois rien derrière une vitre. Le soir, après le boulot, nous avions notre home sweet girl, un pub Le Trafalgar fréquenté essentiellement par des mecs macs du milieu (des personnages à la Melville, des Bob le flambeur) et des putes magnifiques. Elles se vendaient dans des voitures stationnées devant le Traf. Quasiment nues au volant. Bandantes et saturées de désirs.

Nous, Pierre et moi, étions devenus les chatons de la mémé magique qui tenait le vestiaire. Elle nous accueillait tous les soirs bras ouverts, lèvres en feu susurrant immanquablement un ah mes chatons qui nous remplissait de tendresse à son endroit. Comme à son envers si copieux. C’était une ancienne, une pierreuse, une marcheuse des temps révolus qui, quand elle nous voyait, Pierre et moi, si beaux si jeunes, sertis de tous les dons de la chair, mouillait ses yeux comme son cul. Elle nous choyait, protégeait, maternait. Pour nous les meilleurs plats, les cocktails géants, les œillades, les caresses, les tendresses en surmultiplié !

La nuit nous appartenait. Il fallait nous voir quitter le Traf, partir en chasse assoiffés de viandes de femmes, aller au pire, au âpre, au vif mais obéissants à un parcours comme tracé pour nous. Ça commençait par la baraque à Maral. Une amie, bonne amie, qui le jour faisait philo avec moi à la Sorbonne et la nuit s’effeuillait dans une baraque de chantier fréquentée en majorité par des prolos venus d’Afrique ou du Nord ou Noire, on disait des travailleurs immigrés, venus bosser en France pour un salaire de misère sexuelle. Elle était belle, Maral, et chatte quand nous faisions l’amour l’après-midi à l’ombre de ma garçonnière.

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Une eau ardente, une peau d’un rose Hélène Fourment et un physique Maillol de corps. Dans sa baraque, les mecs passaient fous, approchaient les mains, la bite que certains manuélisaient jusqu’au foutre qui jaillissait en un cri. Bacchanale ! Pierre faisait des photos qu’il réussit à vendre plus tard au magasine éponyme. Des noirs et blanche. De toute beauté. De toute nudité !

Ensuite, on filait aux cabarets avec les strip-teaseuses pros et les couples nus qui baisaient sur scène. Les clients y semblaient crucifiés recouverts de peaux moites et de poils humains donc damnés. Buvant des mousseux tièdes hors de prix, souvent pansus portant costards made in classe moyenne, toujours en couple ou entre amis pleins d’ennui. Ah, comme nous nous repaissions de leurs tronches, nous qui coulions un sang de taureau dans nos veines. Nous connaissions les numéros des danseuses par cœur. Seulement vêtues d’un haut de forme, d’une paire d’escarpins et d’une canne, qu’elles pointaient vers nos pantalons en chantant des just follow me endiablés. C’était drôle mais sans fécondité, nous nous amusions sans plus, même si nous aurions bien aimé leur tisser des couronnes de fleurs, à l’aune de leurs performances répétées de cabaret en cabaret, puisque c’était les mêmes partout. Le même couple baiseur qui baisait dix fois par nuit sur des musiques pauvres et malades. Etc.

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Nous en ressortions en quête de mieux, de plus fort, de lignes plus sinueuses, plus joufflues, d’alcôves boursoufflées de croupes, de chairs poupines de cheval, de fossettes et de courbes électriques. Nous montions aux putes. Parfois gratos, avec deux cavalières, deux habituées, qui, un jour ou une nuit, je ne sais plus, nous avaient alpagués, pleines d’espoir : « On le fait à quatre mes beaux ! Allez, dites oui ! » Nous le fîmes ! Embarquement pour Cythère ! L’âme de Watteau rôdait dans cet ici, mêlée aux rires du jouir ! Et la cafetière de Lautrec droite comme une érection !

Repos. Nous avions besoin d’être hors. Afin de recouvrer notre souplesse d’imagination. Des images neuves. Du confort et un havre esthétique. Mais où ?

Elle s’appelait Bec blindé ! Hommage à Nini Patte-en-l’air, la Goulue, la Môme Fromage, Grille d’Égout… Ronde américaine, la trentaine charnue, elle se perchait au sixième étage où elle tapinait pour le pied (sic) ! Pour le pied, la bite et le cul. Son blase lui venait de ce qu’elle bouffait tout, le foutre comme la merde ! Spécialisée, on l’appelait aussi la Môme Caca ! Ah, chez elle, c’était désordre, beauté, pauvreté, bruit et volupté. Baudelaire en marche arrière. Mais soleil noir itou. Noir fécal ! Elle voulait nous prendre comme mâcrous ! Souteneurs modernes ! Il fallait être moderne, n’est-ce pas ! Tout d’abord, lui disais-je, tu jaspines mal la langue. Je vais t’enseigner avant de te soutenir. Le vocabulaire des affranchis. Le verbe du Simonin appris enfant dans les bouquins que lisait mon grand-père. J’étais féru. Je lui faisais sucer les mots à la Môme Caca avec la même ardeur qu’elle mettait à goûter l’étron. « Letter/litter, hein, tu connais ça en English, s’pas ! » Elle riait. Nous avec. On l’aimait. Notre grosse et légère, cristalline d’esprit, aérienne, tourbillons de la vie en rose. Et noir : un matin de septembre la mort la pendit ! C’était fini !

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Sur l’auteur

Écrivain, peintre, photographe et réalisateur de films documentaires, Jacques Cauda doit autant à l’écriture qu’à sa pratique de l’image. Au début des années 2000, il crée le mouvement surfiguratif. Surfigurer, c’est prendre pour objet des sensations dont la source n’est plus le réel mais sa représentation rétinienne. Le monde est devenu une image et le peindre, c’est réécrire cette image. Il a reçu le prix spécial Joseph Delteil (poésie). Son dernier roman Moby Dark est paru chez L’Âne qui Butine. Il dirige la collection La Bleu Turquin chez Z4 éditions.

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Texte/Illustrations : Jacques Cauda